lundi 31 décembre 2007

Podiums (Rétro 07 # 4)

Huit mois avant les JO, on distribue déjà les médailles de Pékin. Mais le cinéma, c'est comme la boxe, une affaire de catégories.

SI LE CINEMA, C'EST...

…. RESSENTIR ET PARTAGER toute la complexité des émotions vécues durant toute leur vie par des êtres si éloignés de nous et pourtant rendus de nous si proches durant le temps d’un long-métrage, alors :

Or : La graine et le mulet d’Abdelatif Kechiche
Argent : I don’t want to sleep alone de Tsaï Ming Liang
Bronze : Lettres d’Iwo Jima de Clint Eastwood

… CHERCHER ET TROUVER de la forme, encore de la forme, toujours de la forme, au risque du formalisme, alors :

Or : Paranoid Park de Gus van Sant
Argent : Lumière Silencieuse de Carlos Reygadas
Bronze : 4 mois, 3 semaines, 2 jours de Cristian Mungiu

…. SCRUTER ET PEINDRE dans le même mouvement les grandes mutations d’une culture et d’une société comme les variations les plus sensibles de l’intime, alors :

Or : Still Life de Jia Zhang Ke
Argent : Les Climats de Nuri Bilge Ceylan
Bronze : Syndromes and a century d’Apichatpong Weerasethakul

… VIVRE une cure de jouvence à l'unisson du regard des plus de 50, 60, 70, 80 et même 90 ans qui transmettent ad libitum leurs émois de jeunesse, alors :

Or : Belle Toujours de Manoel de Oliveira (pour la jouisseuse gaillardise)
Argent : Les amours d’Astrée et Céladon d’Eric Rohmer (pour la charmante concupiscence)
Bronze : Control d’Anton Corbijn (pour le rimbaldisme rock)

… JOUIR sans entrave d’un scénar de série B à Z transcendé par la flamboyance de la mise en scène, alors :

Or : Election 2 de Johnnie To
Argent : Planète Terreur de Robert Rodriguez
Bronze : Boulevard de la mort de Quentin Tarantino (trop sympa le Quentin qui sait bien que son film est meilleur, mais qui laisse son brother monter une marche plus haut que lui)

Réclamation rejetée par les commissaires de course : James Gray, quoi James Gray ?
Contrôlé positif à l’EPO: Paul Greengrass (seule la cocaïne de Quentin est tolérée dans ce genre d’épreuve)

… PARIER sur des nouveaux noms, dont on attend une confirmation prochaine, alors…

Or : California Dreamin’ de Cristian Nemescu (premier film d’une rare ampleur, sortie le 2 janvier, qui ne sera malheureusement pas suivi d’autres, le réalisateur ayant succombé à un accident de voiture)
Argent : La visite de la fanfare de Eran Kolirin
Bronze : El Custodio de Rodrigo Moreno

Trépignent au pied du podium : 12 h 08 à l’Est de Bucarest de Corneliu Porumboiu et Naissance des pieuvres de Céline Sciamma.
… APPRENDRE beaucoup mieux que durant les cours d’histoire du lycée ou de la fac que de toute façon, on avait séchés pour aller au cinéma, alors….
Or : L’avocat de la terreur de Barbet Schroeder
Argent : Les LIP, l’imagination au pouvoir de Christian Rouaud
Bronze : La Commune, Paris 1871 de Peter Watkins (film certainement fastidieux et critiquable, mais film qui bien que pas de cette année évoque assez bien la France sarkozyste)
Incidemment : le traitement des contextes historiques dans La vie des autres et Perspepolis.

… SE FAIRE DES PETITS PLAISIRS avec des films caramel pour combattre le spleen du dimanche soir et se rendre compte que derrière leurs aspects de sucrerie, ces petits films révèlent un soupçon de profondeur ou de gravité que l’on n’attendait pas, alors :

Or : Le come-back de Mark Lawrence
Argent : Delirious de Tom Di Cillo
Bronze : Un baiser s’il vous plaît d’Emmanuel Mouret

PRIX SPECIAUX DU JURY
- Prix Glenn Gould pour l’originalité et la singularité de sa forme : Zodiac (David Fincher). Pourquoi Glenn Gould ? Car son fort inattendu aspect sériel et atonal correspond tout à fait à ce que le pianiste canadien disait des Variations Goldberg de Bach : « une œuvre totalement ouverte, sans début, ni fin, ni tension, ni résolution ».

- Prix de la substitution de style et d’identité : à William Friedkin qui signe avec Bug le meilleur des « David Cronenberg première période » (huis clos psycho-somato paranoïaque) et à David Cronenberg qui avec Les Promesses de l’Ombre signe un bon polar urbain, sec et violent « à la William Friedkin ».

PRIX D’INTERPRETATION
- Catégorie surperformance : Ashley Judd et Michael Shannon dans Bug.
- Catégorie « justesse d'une symphonie collective » : les acteurs de La graine et le mulet.
- Catégorie « quand je rencontre un cinéaste, je deviens un grand acteur » : Viggo Mortensen dans les Promesses de l’Ombre et Do-Yeon Jeon dans Secret Sunshine (Lee Chang-Dong)
- Catégorie « acteurs non-professionnels » : la forêt dans La forêt de Mogari (Naomi Kawase)


ET PUIS MALHEUREUSEMENT, JE RETIENS AUSSI:
Les pièces montées indigestes, les ratages à la limite de l’auto-caricature signés par des cinéastes dont j’avais pu adorer certains de leurs précédents titres :
Inland Empire de David Lynch, L’homme sans âge de Coppola, I’m not there de Todd Hayes, L’homme de Londres de Bela Tarr, Promets-moi d’Emir Kusturica, Mister Lonely d’Harmony Korine. Par indulgence coupable, My blueberry nights de Wong Kar Wai échappe de justesse à cette infamante catégorie.

MAIS POUR NE FACHER PERSONNE, FINISSONS AVEC TOUT UN TAS D'ACCESSITS :
- Meilleur film en adéquation avec des évènements personnels : En cloque mode d’emploi (Judd Appatow) of course. (Je n'irais pas jusqu'à dire qu'on s'est vachement reconnu dans le couple du film, mais il y a quand même plus d'un point commun et je ne dirai jamais lesquels.)

ainsi que:

- le mariage de F. et R. en Bretagne qui nous a donné l’impression de nous retrouver dans l’affiche du Metteur en scène de mariages (Marco Bellochio) qui sortait au même moment. Le rapprochement photo ci-dessous l’atteste.


- Meilleurs films qu’on aurait aimé aimer davantage : Honnor de Cavalleria (Albert Serra) et Le metteur en scènes de mariages (Marco Bellochio).

- Meilleurs films dont on n’ose pas trop dire sur ce blog qu’on les a aimés de peur de se faire allumer par les autres blogueurs : Le direktor (Lars von Trier) et Les chansons d’amour (Christophe Honoré)

- Meilleur film court qui réussit mieux en un quart d’heure ce que Christophe Honoré tente en une heure et demie (le chagrin de la jeunesse qui fuit, le godardisme, les mélodies du cœur et les mots du cul, le dialogue avec les défunts et puis la même reprise de Lio) : Entracte de Yann Gonzales

- Meilleurs films français où sur le générique de fin, on est enfin récompensés avec une superbe chanson alors qu’on a dû se taper des acteurs qui chantaient comme des casseroles pendant une heure et demie : Les Chansons d’Amour (où Barbara nous venge d’Alex Beaupain) et La France (Serge Bozon).

-Meilleur film français qui cumule tout ce qui agace dans le cinéma français (sauf cette manie de faire chanter ses acteurs) mais qui ne s'en sort pas si mal: Actrices (Valeria Bruni Tedeschi)

- Meilleurs films dont on n’ose pas trop dire sur ce blog (toujours de peur de se faire allumer par les autres blogueurs) qu’on a beau les avoir trouvés très aboutis, très intéressants, très maîtrisés, il m’a manqué un petit quelque chose pour qu’ils me convainquent vraiment, totalement : Ne touchez pas la hache (Jacques Rivette) et La fille coupée en deux (Claude Chabrol).

- Meilleurs films que tout le monde (même la critique) aime et moi donc : Perspepolis, La vie des autres et Ratatouille.

- Meilleur film que personne n’aime (sauf la critique), mais moi si : La question humaine (Nicolas Klotz)

- Meilleurs films que tout le monde (même la critique) aime, mais moi bof : La nuit nous appartient (James Gray) et De l’autre côté (Fatih Akin).

- Meilleur film arty qui s'il sortira un jour en France sera la preuve que les Cahiers servent encore à quelque chose : A short film about the Indio Nacional (Raya Martin)

- Meilleur film que je n’ai aucune envie de voir, malgré la tonne de critiques dithyrambiques : Charly (Isild le Besco)



- Meilleur moment Anton Ego : la revoyure de Boulevard de la mort que j’imaginais particulièrement pénible alors qu’elle m’a fait totalement réévaluer le film.


- Meilleur sujet de thèse ou d'article improbable pour critiques en mal de théorisation à partir de films qui n’ont rien à voir les uns avec les autres si ce n’est d’être sortis en 2007 : « Images, discours et métaphores de l’opposition masculin / féminin dans Boulevard de la mort, La graine et le mulet, En cloque mode d’emploi, Une vieille maîtresse et Alexandra ».

- Meilleurs morceaux de bravoure à sauver dans des films qu’on n’a pas aimés : l’attaque du train de L’Assassinat de Jesse James… (Andrew Dominik), la séquence de la traque dans Waterloo Station de La vengeance dans la peau, la poursuite sous la pluie de La nuit nous appartient, le plan-séquence d’ouverture de l’Homme de Londres (Bela Tarr)

- Meilleur souvenir de projection qui rachèterait presque la déception du film : le parfum de ma voisine pendant Inland Empire, si capiteusement lynchien.



- Meilleur film où l’on s’est endormi : Retour en Normandie (Nicolas Philibert)

- Meilleur film où l’on croit avoir dormi, mais en fait pas tant que ça, tellement il ressemble à un rêve : Alexandra (Alexandre Sokourov)

- Meilleur film sur lequel j’ai entendu tout et son contraire : Faut que ça danse ! (Noémie Lvovsky) Du coup, faut que j’y aille ! pour me faire mon avis.

- Films les plus surestimés de l’année : Impossible de départager la partie de bonneteau cinématographique de La vengeance dans la peau (Paul Greengrass), le décalque garrellien teinté de Françoise Dolto de Tout est pardonné (Mia Hansen Love) et le téléfilm arty Old joy (Kelly Reichardt)

- Film le plus sous-estimé de l’année : Planète terreur (Robert Rodriguez)

- Meilleur film scolaire réalisé par un premier de la classe qui sait toujours bien placer sa caméra bien comme il faut : Raisons d’Etat (Robert de Niro).

- Meilleur film réalisé par des non-cinéastes qui savent même pas tenir une caméra : Substitute (Vikash Dhorasoo et Fred Poulet)

- Meilleur film déjà oublié d’un cinéaste dont les précédents films étaient pourtant inoubliables : Le vieux jardin (Im Sang Soo)

-Meilleur film pas vu d'un cinéaste dont a vu et adoré tellement de films : Le rêve de Cassandre (Woody Allen)

- Meilleur film d’un cinéaste dont on n’avait pas trop aimé les autres films : Une vieille maîtresse (Catherine Breillat), crédité également du meilleur casting improbable.

- Meilleur cinéaste dont on n’attendait plus rien et qui a enthousiasmé avec deux films cette année: Sydney Lumet pour The Offence (1972) et 7 h 58… (série B et tragédie familiale bien plus convaincante que La nuit nous appartient).

- Meilleur court-métrage rallongé en long, la preuve le titre est presque plus long que le film : Le quatrième morceau de la femme coupée en trois (Laure Marsac)

- Meilleurs courts aussi fournis que des longs : Primrose Hill (Mikhael Hers) et Roc et Canyon (Sophie Letourneur)

- Meilleur film auquel on aurait bien rajouté une bobine : Belle toujours (Manoel de Oliveira)

- Meilleur film qu’on rêvait de voir depuis des années et qu’on a enfin vu en 2007 : L’esprit de la ruche (Victor Erice)

- Meilleur film qu’on rêvait de voir pendant tout 2007 et qu’on ne verra qu’en 2008 : En avant jeunesse ! (Pedro Costa)

- Meilleur film vu en 2007 et qui sera, à coup sûr, dans tous les palmarès 2008 : No country for old men (Ethan et Joel Coen)

- Meilleur film loupé en salle et dont on attend la sortie du DVD en 2008 avec impatience : Super les boules d’avoir loupé Supergrave (Gregg Mottola).

- Meilleur film pour nerd qui sortira jamais en France : Dai Nipponjin (Hitosi Matumoto)

- Meilleurs films qu’on attend de voir en 2008 pour savoir enfin s’ils seront excitants ou des francs ratages : Houellebecq derrière la caméra, Bégaudeau devant, Delon chez Johnnie To, le film collectif de Gondry, Bong Joon-Ho et Carax sur Tokyo.

- Meilleurs films loupés en salle et qui auraient sans doute ravi la face perverse de ma cinéphilie : Steak (Quentin Dupieux) et Sa majesté Minor (Jean-Jacques Annaud).

- Meilleurs débuts de films 2007 : ex æquo la première séquence des Promesses de l’ombre et les cinq minutes sur le ciel crépusculaire de Lumière silencieuse.

- Meilleures fins de films 2007 : l’aspiration des fumées et des sentiments suivi de la séance d’aérobic dans Syndromes and a century, le dîner de 4 mois, 3 semaines, 2 jours, le dernier plan d’ I dont want to sleep alone et les cinq minutes sur le ciel crépusculaire de Lumière Silencieuse.

- Meilleurs bonus DVD inclus dans un film : la bande-annonce de Machete au début de Planète Terreur (Robert Rodriguez)

- Meilleure coupure pub incluse dans un film : la pub pour la jaguar de Nathalie Portman dans My blueberry nights (Wong Kar Wai)

- Meilleurs titres de films pour commenter le 6 mai :


- Meilleurs titres de film sortis en 2007 dont devrait s’inspirer la gauche en 2008 : Ensemble, c’est tout (marchera peut-être mieux que le « tous ensemble, woué, woué » de Ségo), J’attends quelqu’un (Delanoë ?), voire Le come-back ( ? ? ?).

- Image 2007 la plus attendue et la plus inattendue à la fois :

« Au secours, la droite revient » de 1986 (Mais enfin, était-elle partie?)


EN PASSANT, QUELQUES AVEUX EMBARRASSANTS

- Meilleurs souvenirs crétins avec des peoples : mon autographe de Jim Jarmush à Cannes, puis le lendemain, être resté comme un con les bras ballants face à Leos Carax pendant deux minutes sans savoir quoi lui dire. Mon échec cannois à faire dédicacer la jaquette du DVD de Gerry par Gus van Sant.

- Meilleur people que j’ai croisé sans le reconnaître : Heureusement que T. était avec moi lors de cet après-midi ensoleillé rue Rambuteau pour m’informer que le malabar au crâne tatoué que nous venions de croiser était François Sagat, star du porno gay. Plus tard, en lisant Pascal Brutal (Riad Sattouf) une des meilleures BD de l’année, je me rends compte qu’il serait l’acteur idoine pour l’interpréter dans une prochaine adaptation, comme le montre le rapprochement photo ci-dessous :



BON, REVENONS A QUELQUE CHOSE DE PLUS SERIEUX ...


- Meilleures villes filmées : la ville de Still Life (Jia Zhang Ke), Kuala Lumpur dans I don’t want to sleep alone, et le New York de Spiderman 3 (Sam Raimi), mixte de la ville réelle et de son devenir parc d’attractions.

- Meilleur bâtiment découvert en 2007 qu’on espère retrouver un jour dans un film : le Mediacenter (Neutelings et Riedijk architectes) à Hilversum


- Phrase la plus triste de 2007 : « Il n’y aura plus jamais de film d’Edward Yang ». (Les derniers Bergman et Antonioni ne nous ont pas donné tant de regrets).

- Résolution 2008 : La même que celle jamais tenue en 2007, 2006, 2005, 2004, 2003, 2002, 2001, 2000, 1999, 1998, 1997 and so on: « Cette année, bordel, je fais un film ! ».

- Meilleur moyen de conclure cette interminable litanie : Distinguer (quasiment) tous les films vus en 2007, ce n'est après tout qu'une forme d'hommage au disparu de l’année et surtout à sa phrase fétiche :


TOUT LE MONDE A GAGNE !

Ce à quoi, la loseuse de l’année rétorquerait …


CE QUE JE VEUX, C'EST UN CINEMA GAGNANT - GAGNANT !

Et à les voir, ces deux-là, je me rends compte à l’instant du nombre de points communs qu’ils partagent : bras ouverts, souverains, face à la foule, tous les deux persuadés que toute la France les adore et puis notre Président honni comme ennemi juré commun. Ils avaient peut-être de quoi tomber dans les bras l’un de l’autre. Un rendez-vous manqué de plus, alors ? Mouaif… Pas sûr que même Wong Kar Wai parvienne à rendre crédible cette rencontre qui devait mais qui n’a pas eu lieu.

vendredi 28 décembre 2007

Mon année érotique (Rétro 07 # 3)

Zoe Bell étendue sur le capot vrombissant de la Dodge de Boulevard de la mort (Quentin Tarantino), amazone à la fois alanguie et rugissante, c’est l’image la plus étonnamment érotique de l’année… mais d’un érotisme paradoxal : « non dénudé » et cependant puissamment évocateur, si ce n’est provocateur. Ravages de la suggestion et du contact des textures : le métal hurlant de la monture contre le corps ardent de la cavalière.
Cette juxtaposition et ces contrastes de postures languides et de sensations ardentes, je le trouve assez proche de l’érotisme que l’on rencontre dans la peinture de Balthus…
… et quand on dit Balthus, on pense à son disciple cinématographique Eric Rohmer…
La Marquise d’O (1975)

Rohmer, justement, dont son dernier opus Les Amours d’Astrée et Céladon, explore avec autant de vice languide que de délice alangui cette fausse innocence des drapés et des étoffes masquant les chairs pour mieux révéler leur potentiel érectile. Innocence (vraiment ?) et perversion (involontaire vraiment ?) toujours dans ce petit jeu consistant à aiguiser le mauvais esprit du spectateur par la marc-dorcelisation de la production (jeunes filles v vêtues de linges diaphanes dans les vieilles pierres du château) ou par plus d’un sous-entendu grivois glissé dans le dialogue. Si l’on ajoute à cela, la fausseté calculée du jeu des comédiens (c'est donc ça, la Rohmer’s touch ?), il y a plus que jamais le frisson de croire que décidément, un film de Rohmer, ce n’est pas loin d’un film porno sans les scènes de cul. Plutôt que de regretter cette pensée, plutôt que d’en être effrayé, peut-être peut-elle nous mettre sur la piste de ce qu’il y a de si précieux dans l’histoire d’Astrée et Céladon : le danger que les cœurs purs courent à se masquer à eux-mêmes leurs désirs qui affleurent en le recouvrant d’un voile aussi hypocrite qu’une feuille de vigne sur du Michel-Ange. L’obscénité demeure sans doute dans le déni plutôt que dans le kitsch dont ses détracteurs affublent Rohmer. Et l’œuvre de l’immense Eric (de grandes chances que ce soit son dernier film) de se conclure sur un chassé-croisé où la chambre des amants filmée comme un pur labyrinthe de rideaux et de désirs devient le théâtre de charnelles retrouvailles.

Enfin, parmi mes visions DVD de l’année, souvenir ému de La guerre est finie (Alain Resnais 1965) au cours duquel on trouve une étonnante scène d’amour, où plutôt de fantasme de scène d’amour, engendré par une simple et innocente caresse (là encore « vraiment ? » s’interroge le censeur)…
… scène d’amour quasi abstraite, toute entière basée sur des réminiscences tactiles et épidermiques. Une scène qui comme, rarement au cinéma, associe contact superficiel de la peau, la persistance mémorielle et l’incontrôlable du fantasme. Là encore, pas de nu « apparemment désirable » à l’image et pourtant vertige devant cet érotisme qui touche à l’ascèse.
Possible d’ajouter à ces exemples deux autres « scènes d’amour tout habillé » : la scène de première fois cadrée sur le flot des cheveux blonds recouvrant le visage de l’adolescent de Paranoid Park (Gus van Sant) ainsi que les rapprochements et caresses d’une gaucherie assumée entre Emmanuel Mouret et Virginie Ledoyen dans Un baiser s’il vous plaît (Emmanuel Mouret). Autant d’exemples pour dévoiler une part du secret du réel érotisme cinématographique. D’abord, proposer un éventail de textures et de matières (métal de la carrosserie, drapé volage, cheveux, derme, épiderme, pull angora…) pour bien exacerber les sensations tactiles et surtout, surtout : à la chair, préférer le cutané.

mercredi 26 décembre 2007

Des cadeaux inattendus (Rétro 07 # 2)

Ces films ne sont pas sortis en 2007 et je les avais négligés, snobés ou ignorés. Cette année, ils ont pris leur revanche et j'ai été...

... trop heureux de les voir.

Petit florilège de quelques découvertes de l’année avec, au premier rang, deux pépites, deux comètes, deux astres solitaires et irréductibles, appelés pour encore longtemps à régner tout là-haut dans le ciel du cinéma.

- Blissfully Yours (Apichatpong Weerasethakul 2002 – vu à la séance de 11 h du MK2 Beaubourg) :
Peut-être finalement fallait-il voir cet opus inaugural d’Apichatpong après ses deux films suivants pour ressentir une familiarité encore plus grande avec ces « glissements progressifs du plaisir ».

Comme pour les films suivants, même structure « chenille et papillon » (deux moitiés distinctes mais qui se déduisent logiquement) mais surtout deux façons de partir à la rencontre du spectateur : une première heure pour faire connaissance, tranquillement, poliment avec un je-ne-sais-quoi de gêne charmante et une fois que les réserves sont tombées, une deuxième heure pour l’inviter et le guider dans son pays de cocagne, et lui faire partager son émerveillement et sa soif de volupté. Les Dardenne disaient que chacun de leurs films voudrait être « une poignée de main », mais Blissfully Yours, c’est beaucoup plus que ça, tant le film condense nombre de définitions d’un film idéal : une rencontre, une invitation, une échappée, un rendez-vous avec un inconnu qui vire à l’escapade sensuelle, un carnet de croquis sensualiste, une cristallisation de l’éphémère, une ode à la fragilité, fragilité qui n’a jamais paru aussi vigoureuse d’ailleurs. A tel point que c’est l’écran lui-même qui paraît massé par les images et que les yeux du spectateur (enfin les miens) goûtent le film comme une crème, une potion, un philtre d’amour.

- In girum imus nocte et consumimur igni (Guy Debord 1978 – vu en DVD).
Démontage en règle des artifices « spectaculaires » du cinéma en même temps que magistrale leçon de montage cinématographique, le testament filmique de Debord n’en est pas à un paradoxe près. Film inanimé (composé pour plus de moitié de photos fixes dont les photogrammes noir et blanc qui ornent cet article) et non filmé (pour l’autre moitié d’extraits de films, vus sans doute par le Guy alors adolescent), mais qui ose toiser tout le reste du cinéma et constitue sans doute la matrice secrète de cet autre monument qui vise à engloutir tout le cinéma dans sa propre célébration comme dans sa perdition : les godardiennes Histoire(s) du cinéma. Derrière le discours pointe une surprenante et mélancolique mise à nu du penseur, une « confession d’un enfant du vingtième siècle », un « que sont mes amis de l’avant-garde devenus ». En creux, une évocation du Paris dont « le cœur change plus vite que le cœur d’un mortel » et la transmission d’un rapport intime à la ville vécue comme un immense terrain de jeux et de rencontres. Et puis, comme Apichatpong, l’évidence que l’avant-garde peut aussi se résumer à une aventure, une exploration, un défrichage où l’intellectuel côtoie le ludique, où il s’agit de conserver la flamme d’une témérité qui précède l’intellect, en cela si proche de l’enfance. Quel autre film transmet, au final, l’impression rare de voir le parcours intellectuel de toute une vie condensé sur la longueur d’un simple long-métrage ? Si quelqu’un en voit d’autre, qu’il me fasse signe.

Ensuite, des films qui contrairement à Debord font un peu plus de « concessions au public » et surtout, pour paraphraser le groupe qui donne son titre à ce blog, des films typiquement « pour adultes et adolescents, à découvrir absolument ».

- Dirty Mary, Crazy Larry (John Hough 1974 – vu à la Cinémathèque) :
La sortie de Boulevard de la mort a permis d’exhumer l’une des sources d’inspiration de Tarantino, que son seul esprit pervers semblait tenir en haute estime cinéphilique. A première vue, les nombreux emprunts ou similitudes (vraiment involontaires ?) avec Vanishing Point (de trois ans plus récent) ou Sugarland Express de Spielberg (sorti la même année) ainsi que le pedigree inconnu du réalisateur plaideraient pour un produit de studio, standard et opportuniste, juste bon à flairer l’air du temps.

Mais, bloody hell, si c’était ça le cinéma standard, opportuniste et commercial de 1974, whaaah ! ! ! Encore une raison supplémentaire d’idolâtrer les seventies américaines. De quoi vouloir revenir 35 ans en arrière pour guetter TOUT ce qui sortait alors sur un écran. Car encore aujourd’hui, Dirty Mary…. conserve une telle pêche et une telle efficacité qu’on en vient à se demander si son professionnalisme ne s’est pas mué, l’air de rien, en virtuosité discrète mais inoxydable. Voilà des gens qui ont retenu la fameuse phrase de Tchekhov : « s’il y a un pistolet dans le décor, on doit entendre la détonation avant la fin de la pièce » (je n’ai pas la phrase exacte et puis je ne suis même pas sûr qu’elle soit du grand Anton)… sauf qu’ici, le pistolet, c’est la voiture et le décor le territoire américain, qui a rarement été filmé avec un tel sens de la scénographie cartoonesque. Car tout, absolument tout ce qui figure dans le champ (même un poteau télégraphique, un croisement de route ou un passage à niveau) influe dans l’action et sert la dramaturgie du film. Qui plus est, l’habileté du mélange des genres (polar, comédie, road-movie) et le crépitement des chamailleries dialoguées entre Larry et Mary (qui rejouent en rigolant l’éternelle guerre des sexes) témoignent d’une parfaite réappropriation (ou détournement sur le mode mineur ?) de l’héritage du grand Hawks. Pépite oubliée et retrouvée pour le plus grand plaisir du spectateur, Dirty Mary… témoigne sans doute de la continuité d’un super savoir-faire tapi au cœur de l’industrie, un savoir-faire peut-être sans effet de signature, mais à mille lieux de tout formatage, un savoir-faire qui a depuis migré vers la télé.

Enfin, pour finir, les "unsung heroes of rock’n roll...
Soit, dans la lignée de la réussite de Control (Anton Corbijn), plusieurs « films-rock » :
- The devil and Daniel Johnston(Jeff Feuerzeig 2005);
- DOA (Lech Kowalski 1981) panorama de la scène punk avec la tournée américaine des Sex Pistols comme fil rouge ;
- Rude Boy (Jack Hazan & David Mingay1980 starring les Clash).
Certes, avec Daniel Johnston, Johnny Rotten ou Joe Strummer devant sa caméra, il paraît difficile de rater son film, mais si ces films étonnent autant, c’est qu’ils ne se contentent pas de retracer les chansons de geste low-fi, cold ou new-wave, punk ou dub (qui se suffisent déjà à elle-même) mais c’est bien parce que cinématographiquement, ils inventent des formes hybrides souvent entre la fiction et le documentaire.

Ainsi, The devil and Daniel Johnston est une véritable plongée dans l’imaginaire torturé, mais fleur bleue du barde low-fi, grâce à l’exploitation visuelle de moult supports bricolés (K7 audio, films super 8, dessins). Un long métrage comme grand (ré)assemblage graphique qui compose en sourdine une symphonie bricolée aussi attirante qu’anxiogène. Un film qui s’inspire sans doute de Tarnation (Jonathan Caouette 2004) dans son approche, mais un résultat qui ne souffre pas de la comparaison avec ce modèle.

Quant à Lech Kowalski dans DOA, plus que l’incandescence d’une musique ou le charisme d’un groupe, c’est un véritable (et parfois terrifiant) précis de déflagration et d’implosion de la jeunesse qu’il parvient à filmer. Là encore, alternance de séquences d’innocence et d’autodestruction. Comme cette interview (assez difficile à regarder) de Sid Vicious et de Nancy Spungen "déjà morts" juste après la séparation des Sex Pistols, mais contrebalancée par une séquence d’une grâce incroyable où, sur je ne sais plus quelle musique, un gamin joue à Tarzan en accrochant ses lianes au milieu d’un jardin d’enfants rafistolé en plein milieu d’un grand ensemble. Je ne pense pas que ces deux séquences se suivent, mais ce sont celles qui ressurgissent immédiatement dans ma mémoire, comme si quand bien même les punks crameraient leur jeunesse par les deux bouts, leur musique serait appelée à régénérer un inoxydable état d’enfance.
Enfin, dans Rude Boy, c’est réellement l’hybridation entre fiction et documentaire qui sauve le film d’une certaine gaucherie (Mick Jones est un comédien bien emprunté) et lui donne surtout une dimension d’instantané polyphonique : un Polaroïd qui saisirait une société, une époque, une jeunesse, une musique. Paradoxalement, c’est peut-être quand la musique disparaît que la partie documentaire est la plus impressionnante, notamment quand il saisit d’étonnants a cappella de Joe Strummer.

Le plus amusant, c’est aussi la façon dont ces films (ou plutôt leurs musiques) pourraient se répondre. Le vrai « Rude boy », c’est Daniel Johnston, mais il cache une inspiration si pure et si brute à la fois qu'on serait prêt à beaucoup lui pardonner. Quand DOA montre une ahurissante interview d’un conseiller municipal londonien qui n’a rien d’autre à faire de son mandat que de rédiger 19 pages de règlements pour encadrer les concerts des Pistols, on songe immédiatement à l’hymne rageur des Clash : « I fought the law and law won ». Rude Boy, quant à lui pourrait se pitcher par l’ode étriquée des Libertines :

« What became of the likely lads? What became of the dreams we had?"

Peut-être une belle définition de ce cinéma: figer sur la pellicule l'existence de quelques espoirs de jeunesse depuis longtemps envolée.

samedi 22 décembre 2007

Les meilleurs moments de cinéma ne se trouvent plus dans les films (Rétro 07 # 1)

Début de la rétrospective 2007 avec quelques moments de cinéma ayant surgi là où je ne m’y attendais pas : dans une expo, un concert, un spectacle en bref partout ailleurs que dans le noir de la salle de cinéma ou sur une galette DVD.

- La correspondance filmée Erice / Kiarostami : Pièce centrale du vaste champ des possibles proposé par cette expo (encore visible jusqu’au 7 janvier). A condensé chez moi une gamme d’impressions contrastées, mais a fini par emporter une vive adhésion. D’abord légèrement agacé par la complaisance, le refuge dans l’autoréférence et le commentaire dont faisaient part les premiers fragments filmés, j’ai vite abdiqué en comprenant que se joue là sous nos yeux bien plus qu’un véritable échange entre deux cinéastes. Ça commence comme une partie de tennis et ça finit en sonatine, tant la distance entre les deux s’amenuise. Premiers jeux d’observation chacun sur ses gardes, puis rebonds et renvois de balles, montée souveraine au filet de Kiarostami qui le premier ose dévoiler sa propension à ne filmer que l’infra-ordinaire (le cul des vaches, la pluie, le cours des rivières), jeu de fond de court plus attentiste d’Erice, puis finalement enchaînement de reprises à la volée sans que la balle ne touche plus jamais le sol. C’est une bouteille à la mer qui établit le relais de film en film, style divaguant, imprégnation réciproque du style de chacun des deux cinéastes. Fini hypnotisé par le flottement de cette bouteille sur les flots, objet dérisoire qui porte en même temps une incroyable destinée. Là, les deux démarches des cinéastes trouvent une perspective convergente : parvenir à donner une matière au temps, une matière qui rend poétique la trivialité du monde et la fait résonner aussi bien dans l’éphémère que dans le pérenne. On savait déjà que le vent soufflait où il veut. On savait aussi que le vent nous emporterait. On sait maintenant que rien n’a plus de valeur que des petits bouts de matière qui flottent.
Il faut que je trouve le temps de repasser à l’expo pour voir en entier Five (Abbas Kiarostami 2004) dont je n’ai aperçu qu’une étonnante procession de canards.

- And now for something completely different, la performance scénique du groupe Tilly and the wall, plus particulièrement le fait que la section rythmique soit assurée non pas par un batteur, mais par cette infatigable danseuse de claquettes qui impulse ainsi la cadence du groupe.

Elle est à gauche de l'image et je ne sais pas si elle s'appelle Neely, Kianna ou Jamie.

Inversion des sources. C’est la chorégraphie qui paraît générer la musique et non pas la danse qui vient se plaquer sur les notes. (si ce n’est pas clair, il y a des vidéos de concert sur la page My Space). Je ne sais pas pourquoi, mais je trouve cette incarnation de la synchronisation du son et de l’image intensément cinématographique. Si j’étais Godard, je poursuivrais ce qui a été commencé avec les Stones et les Rita et je m’amuserais comme un petit fou à joindre, disjoindre, synchroniser, désynchroniser, couper le son et remettre l’image de ces chants et ces danses. Si j’étais son petit-fils indigne, Tarantino, je mettrais immédiatement ce groupe dans mon film, juste pour compléter ma collec de super bonnes girls. Mais bon, je ne suis que moi et tout cela risque d’être beaucoup plus compliqué.

- Toujours vu sur une scène, le film de Thierry Baë qui constitue la première partie de son spectacle Journal d’inquiétude. Sans doute l'un des plus grands moments de sincérité souriante et farceuse projetée sur un écran cette année. Finalement assez proche de Substitute (Fred Poulet et Vikash Dhorasoo) dans sa manière de se saisir de la caméra en toute gaucherie assumée afin de transcender une impasse personnelle et professionnelle.

- Et puis, sur le Net, la découverte des Concerts à emporter, véritable caverne d’Ali Baba de plans-séquences musicaux. Bon, pas tout vu, mais j’en retiens deux qui m’ont fait frisonner :

Celui qui suit Au revoir Simone dans les rues de NY l’été sur la chanson Stay Golden. Tout m’y paraît parfait : l’activité de la rue saisie au vol (et les quelques notes du groupe de jazz New Orleans qui entament la séquence), le timing général du plan, la distance à laquelle les filles sont suivies, leurs voix suspendues, leurs incantations minimales, toute cette distance impeccable qui les transforme en sirènes des trottoirs, en fées urbaines… et puis le vent dans leurs cheveux, leurs charmantes hésitations, le moment où la caméra se retourne et découvre leurs visages. Rhâââh... Bon, allez j’arrête là, mais je serais presque prêt à échanger tout Virgin Suicides (Sofia Coppola 1999) contre ce seul plan-là.

Et puis, cet autre où The National entame son Gospel à bord de ce rafiot. Sans doute la meilleure séquence de tangage et de déséquilibre marin depuis la séquence maritime dans Du côté d’Orouet (Jacques Rozier 1972) qui donnait réellement l’impression au spectateur qu’il pouvait chavirer à tout moment ou se prendre la baume sur le coin de la figure. Et cet espace à la fois immense (la mer) et étriqué (la coque de noix) de devenir l’écrin de la voix impassible du chanteur et de la noblesse de son spleen.

vendredi 21 décembre 2007

En couple

Comme œuvre dont le sujet est la difficulté, mais aussi la nécessité, pour un couple à se surprendre pour mieux entretenir son désir, il y avait celle-là très connue :

Eyes wide shut (Stanley Kubrick 1999)

Et puis, dans un imposant coffret, je découvre celle-là, beaucoup moins connue :

Du jour au lendemain (Danièle Huillet et Jean-Marie Straub 1996).

… que j’intègre dans la catégorie, pas si fournie, des œuvres qui évoquent le couple dans sa maturité et dans la continuité de sa relation.
Dans cet opéra en un acte d’Arnold Schoenberg qui, transposé au cinéma, prend des allures de comédie de remariage, je ne peux pas m’empêcher de voir un autoportrait, à peine déguisé, d’un couple de créateurs dont l’image de constance et d’intransigeance qui leur est accolée masque la variété de leurs inspirations. Et puis, je vois un autre point commun avec Kubrick, celui de lier plus ou moins secrètement les questions de l’amour conjugal, du désir et de la tentation à des questions de mise en scène, comme l’atteste le dialogue final du film :


Elle : Nous, peut-être déjà pâlies, vous, aujourd’hui encore avec de plaisantes couleurs, resplendissantes figures de théâtre. Mais encore une différence : chez vous, la mode règle la mise en scène, chez nous cependant – sont-ils déjà partis ? – j’ose le dire, l’amour.
Lui : Et d’ailleurs, je ne les trouve déjà aujourd’hui, plus tout à fait modernes.
Elle : Cela change justement d’aujourd’hui à demain.
L’enfant : Maman, qu’est-ce que c’est des hommes modernes ?

Tout cela me donne une furieuse envie de voir...

...Où gît votre sourire enfoui (Pedro Costa 2001), portrait du couple de cinéastes avec la table de montage comme témoin et le film en fabrication comme enjeu de leur relation.

PS: Après avoir lu ce billet, ce blogueur me propose de m'envoyer une copie du film de Pedro Costa, m'adressant par là même un bien précieux et inattendu cadeau de Noël. Que c'est beau d'avoir des amis virtuels comme ça....

mercredi 19 décembre 2007

Transporté

Cette hélice ou ces pales de moulin à vent...
... c’est la figure géométrique que j’ai croisée au cours de mes déambulations dans les espaces de circulation de l’Ecole d’Architecture de Marseille, où j’ai donné un cours ce lundi.
Bon cette hélice, quelque chose d’à la fois graphique et spatial, une sorte de synthèse entre le bi et le tri-dimensionnel, entre un espace et sa représentation. Ça tombe bien, exactement la base du cours : les rapports entre l’architecture, la ville, le paysage et le cinéma (en gros, une continuation de ce blog par d'autres moyens).
Bon ce cours, toute une histoire.

Avant : arrivé avec une heure et demie d’avance (évidemment, le campus paraissait tellement loin sur le plan, mais le bus est un « jet » comme ils disent là-bas). Du coup, déambulations « à la Elephant » dans les couloirs de l’école, l’une des rares en France à vraiment faire preuve d’ambition architecturale. Incroyable paradoxe : les écoles d’archi en France – sauf peut-être les toutes récentes - sont les lieux d’enseignement où l’espace est le plus mal traité et ne semblent connaître comme matériau que le parpaing et le préfa. Heureuse exception ici donc : une sorte de cloître contemporain ouvert sur la pinède dont la fluidité des espaces semble d’elle-même appeler la dolly et la steadicam.

Pendant : tout ce qu’on avait oublié de l’ambiance étudiante (c'était pourtant, il n'y a pas si longtemps) qui revient à la surface. On a tous quitté un amphi en milieu de cours, mais maintenant qu’on est passé de l’autre côté, ça fait drôle. Et puis le prof est (forcément) contagieux, d’où absolument personne assis aux cinq premiers rangs. Et puis les brouhahas qui augmentent tandis que je galère pour retrouver les extraits au milieu du DVD (salaud de time-code, tu vas t’afficher !), ma crispation perceptible, parfois le sentiment de voir mes points de QI passer à travers la passoire de mon cerveau, des élèves qui désertent devant Antonioni, mais d’autres qui rient devant Tati et Elia Suleiman (vraiment de l’humour pour architectes), un « wah c’est beau » devant Le vent nous emportera (étudiant esthète, tu es mon ami) et puis plusieurs « ouais » quand j’annonce que je termine avec des clips de Gondry (mais en préparant un tel coup, n’utilise-je pas le même stratagème que le prof d’allemand qui veut bien se faire voir de la 5emeB en lui faisant apprendre les paroles de Tokio Hotel ?). Pas beaucoup plus de réactions, d’où quelques regrets de ne pas les avoir suscitées davantage, d’autant plus que j’ignorais tout de leur degré de cinéphilie… Je ne saurais donc jamais si comme tout le monde aujourd’hui, ils ont trouvé Wenders daté ou si, comme moi à leur âge, ils ont été hypnotisés par l’Etat des Choses (mais l’extrait que je leur ai montré était quand même bien trop court).

Après : un point commun entre plusieurs des extraits que j’ai projetés me saute enfin aux yeux.

De L’Homme à la caméra (Dziga Vertov 1929)…

… au clip Guitar Man (Michel Gondry pour les Chemical Brothers 2002),
en passant par ...

Playtime (Jacques Tati 1967)

Stalker (Andrei Tarkovski 1979)

... et The World (Jia Zhang Ke 2005)

… si des films nous plaisent, ce n’est pas parce qu’ils « avancent comme des trains dans la nuit » (Truffaut) mais, comme l'attestent la présence de ces tramways, trains de banlieue, bus, draisine ou monorail, parce qu’avec eux « on est sûr de prendre le meilleur transport en commun » (Godard).

Peut-être que pour être totalement transporté, il ne me manquait plus que l'hélice croisée au détour du couloir se mette à tourner et à imiter le mouvement de l'hélicoptère.

Bon, je n’ai pas la phrase exacte de Godard (quelqu’un l’a ?) mais je me souviens très nettement l'avoir entendu proférer une telle métaphore dans « Cinéma – Cinémas ».

lundi 17 décembre 2007

Happy centenaire

Avec tout ça, je me suis mis en retard et je dois courir...
... après avoir loupé l'anniversaire d'Oscar Niemeyer, l'architecte de Brasilia qui a eu cent ans ce samedi 15 décembre.
Quel est le secret de sa longévité ? N'avoir aucun scrupule à brûler la vie par les deux bouts, à construire des casinos tout en continuant à payer sa cotisation au Parti (mais l'un finance peut-être l'autre) ? Mystère. Quoi qu'il en soit, l'un des rares architectes dont l'oeuvre suinte encore la modernité quand bien même certains de ses bâtiments ont été achevés, il y a même plus de cinquante ans.
Si Brasilia a été filmé sous toutes les coutures, je garde dans un coin particulier de ma mémoire cette poursuite de L'Homme de Rio (Philippe de Broca 1964) où le corps funambule de Belmondo (un an avant Pierrot le fou) paraît lui-même jouer avec bonheur avec les perspectives fuyantes de cette ville en forme de maquette géante. Un passage sur un chantier pour preuve que cette architecture est plus que vivante : "in progress".

Tout le monde en parle (intermède pipolisation de la vie politique)

L'un de mes très bons amis réalisateurs travaille avec une scénariste qui connaît l'acteur fétiche de Christophe Honoré qui sort avec une actrice réalisatrice (dont le nouveau film sort la semaine prochaine) dont la soeur serait la nouvelle première dame de France. Ce matin, j'ai enfin constitué la chaîne des six degrés de séparation (je vais quand même pas mettre les noms) qui me relie à ce Président honni.
J'ai presque honte de poster un truc pareil, mais bon "c'est lundi, c'est Voici". Dans les prochains jours, on reviendra à des choses plus sérieuses (comme mon expérience de prof ce matin).

dimanche 16 décembre 2007

Best (?) of

A une semaine d’intervalle, j’ai encore vécu l’expérience Une sale histoire (Jean Eustache 1979) : j’ai vu deux fois la même séquence dans deux films différents. La séquence, c’est quelqu’un regardant médusé sur une télé vintage 1973 le discours de Nixon annonçant la fin de la guerre du Vietnam. Les deux films, ce sont American Gangster et I’m not there. Effet pas si surprenant dans la mesure où les deux films s’affirment comme deux beaux spécimens de l’ « american compile », une suite de vignettes pas désagréables mais qui donnent toujours l’impression d’avoir été piochées ailleurs et reproduites avec un tel luxe de détails et de souci de vraisemblance que les véritables auteurs des deux films ne sont pas Ridley Scott et Todd Haynes, mais Arthur Max et Judy Becker les deux chargés du "production design".

Passons vite sur American Gangster qui s’adresse sciemment à un spectateur qui n’aurait vu ni Serpico, ni le Scarface de De Palma, ni les Affranchis, ni les Parrains, ni Deer Hunter, ni Shaft, ni même… Jackie Brown…. ni même Catch me if you can dont il reprend la structure narrative pour déboucher sur la même étrange (et filiale ?) complicité entre le chat et la souris.

Le cas d’ I’m not there est encore plus décevant, mais aussi plus intéressant. Voir Todd Haynes se livrer au « pastiche impeccable » n’est pas une surprise, mais Far from Heaven allait au-delà de la surface sirkienne pour explorer l’inconscient de la société américaine des années 50 (marrant de voir comme ce film comme Safe 1995, le grand film de Haynes, peuvent rétrospectivement se lire comme une sorte de pré-Desperate Housewives).

Ici, rien de dire qu’on ne dépasse jamais la surface des images tant Haynes se soumet au slogan de Velvet Goldmine (1998), pensant qu’il fera tout le travail : « la vérité d’un homme, c’est son image », slogan trop fier de sa warholitude pour être réinterrogé. Mais ça ne marchait déjà pas pour Bowie, alors pourquoi serait-il adapté à Dylan ? Oui, c’est sûr, Haynes (et Lachman son chef op) restent de bons illusionnistes qui n’ont pas leur pareil pour leur faire croire qu’ils savent (re)faire de belles archives et retrouver tel grain de 1974 ou tel dispositif d’interview d’ABC en 1966. Mais cela suffit-il pour traquer la vérité d’un personnage, même public ? Incroyable de voir le nombre de séquences ne consistant qu’en reconstitutions d’interviews, discours, autoanalyses d’un personnage si conscient de sa situation. Même plus du « cinéma filmé », mais de la « télé cinémascopée ». Finalement assez proche du piteux Ali de Michael Mann (réalisateur sans doute estimable, mais tellement rouleur de mécanique qu’il en devient suspect). C’est l’anti Control (Anton Corbijn) qui nous rendait Ian Curtis si proche parce que si loin du mythe, si inconscient de la révolution souterraine qu’il était en train d’accomplir.

Symptôme d’un film qui ne dépasse jamais ses intentions pourtant alléchantes : son prologue dans un noir et blanc qui évoque le film sur la créature de Roswell : dissection de Dylan, cet extra-terrestre, six acteurs… pour au final si peu d’incarnation. La véritable virtuosité ne réside pas dans ses changements d’acteurs, mais simplement de supports. Débauche d’efforts pour juste un "euréka !" de casting et quelques slogans de plus : « Je est un autre », « un artiste, c’est un phénix », « le véritable héritier d’une tradition doit savoir revêtir les oripeaux du traître et de l’imposteur ».

A quelques moments, I’m not there ébauche pourtant une direction trop vite abandonnée quand il s’attache à quelques (esquisses de) personnages de fans trahis par le passage de Dylan à l’électricité ou de croquignolets Black Panthers cherchant à tout prix quel sens politique donner aux paroles de Bob. Là, j’aurais aimé suivre celui qui a crié « Judas » et qu’il ne soit pas juste une voix dans la foule. Là, j’aurais aimé que le film s’attarde sur la façon dont les textes de Dylan, pourtant baignés d’une poésie parfois sibylline, rencontrent l’écho de toute une société, tout un pays, toute une époque, sans que son auteur l’ait consciemment cherché. Il y aurait sans doute un beau film à faire sur la façon dont certaines chansons tombent à pic dans nos vies, nous suivent qu’on en vient même parfois à leur en vouloir. Il ya aurait sans doute beaucoup à faire sur la force et l’ambivalence de certains refrains (au hasard totalement subjectif de Bashung, de Clash, de NTM ou de Dominique A) et sur les milliers de sens qu’on peut leur donner, un film qui n’est pas dans I’m not there, mais quelque part entre Nick Hornby et On connaît la chanson. Mais bon, là, je m’égare.
Quand Warhol avait filmé Dylan (ci-dessus), on avait déjà compris: le dernier endroit où il a envie d'être là (be there), c'est bien devant une caméra.

En somme, pour parler comme un sémiologue (mais c’est sans doute ce à quoi prétend aussi Haynes), un film bien trop du côté de l’émetteur (Dylan figure médiatique) et pas assez du récepteur (ceux qui écoutent Dylan). Peut-être l’inverse du Caïman de Moretti qui pour déconstruire le personnage public de Berlusconi choisissait sciemment le versant du discours tellement celui de l’image était vicié d’avance.

American Gangster et I’m not there, un film de studio et un film indépendant, un film qui réunit trois oscarisés et un autre toute la « experimental jet-set » (de Soderbergh à Gus van Sant en passant par Kim Gordon, ils sont tous au générique sauf Harmony Korine qui devait avoir piscine), mais finalement la même vanité, voire la même vacuité : des slogans en lieu et place de dramaturgie (celui d’ American Gangster, c’est « gangstérisme, stade suprême du capitalisme » et surtout beaucoup trop de compile et pas assez de DJ pour foutre le feu et fusionner ces morceaux épars récoltés ailleurs. Mais bon, il n’y a qu’un seul Tarantino.

vendredi 14 décembre 2007

Dream Team

Piqué sur ce blog hispanique (riche en belles listes), cette sélection asiatique à faire pâlir Thierry Frémaux.


Goal : Suwa
Défense : Bong Joon-Ho, Suzuki, Tsaï Ming Liang, Johnnie To
Milieu : Wang Bing, Jia Zhang-Ke, Hou-Hsiao-Hsien, Hong Sang-Soo
En pointe : Apichatpong et Kawase
Coach : Kiarostami.


Mon espagnol restant très limité, je suis loin d’avoir compris toutes les justifications, mais il y a des choix très judicieux comme d’autres évidemment plus discutables. De toute façon, une sélection, ça se fait et ça se refait à l’infini et puis chacun a deux, non trois métiers, le sien et critique de cinéma (Truffaut) ou plutôt, le sien, critique de cinéma et sélectionneur de son équipe.

Deux grands absents : Kitano (qui ferait un super coach en galvanisant bien comme il faut tous ces petits gars et saurait trouver les mots pour ceux, comme Kawase, qui se rendent parfois coupable d’un peu trop de tendresse) et Wong Kar Wai. J’ai bien peur que le sélectionneur n'ait pointé chez le réalisateur aux lunettes noires le syndrome Beckham : enfant prodige devenu enfant gâté, ultra doué mais trop ivre de sa propre starification au point d’en oublier lui-même ce qui faisait l’essence de son propre talent.

Suwa dans les buts. Normal, le gardien est toujours un atypique, mais très sûr de lui.

Excellents choix pour les joueurs de couloirs qui doivent conjuguer quantité de qualités a priori difficilement compatibles : polyvalents, solides, une vélocité dans les courses qui doit se combiner à la précision des centres, maestria et efficacité, infatigables et inspirés. Exactement le cinéma de Johnnie To et Bong Joon-Ho.

Bon Suzuki, je connais pas bien, mais dans la défense, il faut toujours un patriarche inamovible comme Baresi.

Tsaï Ming Liang en libéro : très bien aussi. Un temporisateur méthodique au sang plus que froid, mais toujours capable de se ménager un espace, même aussi étriqué qu’un trou dans un plancher, pour surprendre l’adversaire avec ses fantaisies personnelles.

Wang Bing et Jia Zhang-Ke en 6 et 7, aux deux postes d’organisateurs, c’est vraiment pour leur vision à la fois globale et très focalisée, leur lecture du jeu, leur capacité à deviner le placement de toute l’équipe (de toute la société). Logique de mettre Wang Bing plutôt vers la récupération arrière (la mémoire) et Jia-Zhang Ke pour réorienter le jeu vers l'avant (la nouvelle Chine qui s'éveille).

Dans le genre de ne pas y toucher, le n°8 Hong-Sang-Soo se pose là. Sans doute le joueur qui vendrait le moins de maillots, qui aurait le moins de fans, silhouette prosaïque et technique qui ne fait pas franchement rêver mais c’est toujours lui qui ferait toujours la passe décisive grâce à une faille touchante dévoilée chez l’adversaire. Derrière la carapace du joueur perso (voire narcissique disent ceux qui ne l’aiment pas), un vrai altruiste.

HHH en n°10, j’ai bien peur que son jeu ne soit devenu plus prévisible et qu’il fatigue un peu. En fait, il ferait un meneur de jeu à la Baggio époque Juve : capable de se faire totalement oublier pour mieux sortir une et une seule action qui fait basculer le match, le tout avec l’humilité non pas du travail bien fait mais du génie non ostentatoire. Il pourrait néanmoins être remplacé à la mi-temps par Im Sang-Soo (Une femme coréenne 2003) ou Lee Chang-Dong (Secret Sunshine 2007) dont le sens de la polyphonie et des relais demeure de précieux atouts de meneurs de jeu.

Finissons avec le duo de pointe Apichatpong / Kawase. Très beau choix qui fait la nique à tous les renards des surfaces et bourrins de la frappe. Ces deux-là, on les imagine inventer des tas de nouveaux gestes pendant lesquels le cours du match paraîtrait comme suspendu, comme des Panenka mais dans le cours du jeu ou des tirs en feuille morte que les adversaires regardent hypnotisés avant qu’ils ne viennent mourir dans la lucarne. Exactement comme le but de Thierry Henry contre l’Irlande en septembre 2005 et qu’à ma grande surprise, j’avais vu en direct dans un restaurant en Syrie (mais c’était le match du come-back de Zidane, ce qui explique sans doute sa diffusion dans un pays arabe) : moment complètement irréel, à la fois universel mais totalement imprégné d’une culture autre, dépaysant mais où chacun retrouve finalement ses repères, exactement comme les films d’Apichatpong et de Naomi.

Enfin pour tous ceux que ça intéresse, Arte a acquis les droits de retransmission des causeries d’avant et d’après-match du coach Kiarostami.

Enfin, le banc doit être fourni en jeunes pousses prometteuses et virevoltantes comme Katsuhito Ishii (The taste of tea 2004) encore un peu vert pour tenir tout un match, mais capable de prouesses sidérantes.

Voilà pour ma note « coming out footballistique ». Si j’en prévois d’autres, rassurez-vous, ce ne sera sans doute pas avant l’Euro 2008 (mais je ne parlerai évidemment que de l’architecture des stades, les architectes suisses constituant la dream-team de la discipline).