Ce n’est pas un scoop. Le cinéma français, financé par les télés, doit passer sous un certain nombre de fourches caudines pour trouver de quoi être produit. Mais plus que ça, cette source financière deviendrait-elle carrément d’inspiration ? Cas troublant de trois films récents, praïmetaïmebeules et qui paraissent pitchés comme des mix de concepts d’émissions télé.
Cas n°1 :
« Vis ma vie » (ex-TF1) + « Je commence demain » (France Télévisions - Pôle Emploi) = A l’origine (Xavier Giannoli)
Soit « Je prends ta place » + « C’est mon premier jour dans mon tout nouveau boulot » = « Finalement, je ne m’en sors pas si mal que ça. Il y a même des gens qui me font confiance et à qui je redonne une raison de vivre ».
Praïmetaïmibilité : totale (canno-compatible, inspiré d’une histoire vraie, acteurs connus, reste du casting qui ressemble à des « vrais gens » dont Depardieu filmé par le seul réalisateur qui sache encore le regarder : une présence encombrante, moyennement impliquée, mais qui même en ne faisant que passer, impressionne et inquiète tranquillement).
Cas n°2 :
« Faites entrer l’accusé » (France 2) + « Vie privée, vie publique » (France 3) = Rapt (Lucas Belvaux)
Soit « Racontons bien factuellement un blockbuster du fait divers » (avec une variante, l’accusé en question n’est, cette fois, pas l’instigateur du fait divers, mais la victime) + « Sous la carapace de la figure médiatique, il y a un petit cœur qui bat » = « Regarde l’homme tomber ».
Praïmetaïmibilité : possible (inspiré d’une histoire vraie, acteurs connus, pas de Depardieu), mais avec prudence (la part déprimante et statique du film en fait un préambule de choix pour un double débat chez Taddéi : "Les riches sont-ils menacés ?" et/ou "Comment sortir de la dépression post-déclassement ?")
Cas n°3 :
N’importe quel docu post-élections de Serge Moati (France 2, 3 ou 5) + Plus belle la vie (France 3) = La sainte victoire (François Favrat)
Soit « Les coulisses de la vie politique française » + « Si on racontait ça à la manière d’un soap opéra, en changeant de genre toutes les cinq minutes » = « Tout ça n’est pas joli-joli, mais qu’est-ce que vous voulez, la politique, c’est comme le cinéma qui doit passer en praïmetaïme, c’est du travail de pro qui doit bien faire des concessions ».
Praïmetaïmibilité : devrait recevoir le label (inspiré de plusieurs histoires vraies, lourdes allusions à l’actualité, acteurs connus, pas de Depardieu, contre-emploi de Clavier en député PS, cabotinage de Cornillac qui nous ferait presque regretter ceux de Tapie et de Sarko,), mais prudence dans le choix de la fenêtre de tir (pas le même soir où passeraient ses modèles télévisuels, on pourrait confondre).
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Cependant, pour bien montrer qu'on n'est pas à la télé, les trois films sont en scope.
Au résultat, le cas n°1 est estimable et retient l'attention même si on soupçonne son efficacité d'effets répétitifs et roublards (certes, les soupçons sont moindres que pour le précédent, le lost in translation auvergnat « un volcan s’éteint, Depardieu se réveille »). Le cas n°2 est tout de même une déception en regard du reste de la filmo de son réalisateur qui paraît en avoir gardé sous le coude. Le cas n°3 est un nanar.
Sans en rajouter dans la pose de spectateur blasé, un terrible « peut mieux faire » émerge de la vision successive de ces trois films. Pas tant dans la facture même des films (très pro en apparence) que dans la certaine idée qu’ils se font de la France d'ici et maintenant (pour parler pompeusement). Elle revient souvent la rengaine du manque d’ambition du cinéma français, de son inspiration manquant de prise sur son temps. Alors, pourquoi faire la fine bouche devant trois films qui se coltinent frontalement les thématiques du chômage et de la réussite, des régions sinistrées et du dynamisme local, du déclassement et de l’ambition, tout en jouant apparemment la carte du romanesque ? Parce que tout y semble si fortement déterminé que ça en devient presque décourageant.
La remarque a souvent été faite que quand un film américain suit un personnage d’escroc – mystificateur (comparable à celui de Cluzet dans le Giannoli), c’est aussi pour rentrer dans sa logique joueuse, pour, par son intermédiaire, redistribuer les cartes, revivre une part de rêve propre à l’Amérique et ce faisant, interroger, même épisodiquement les fondations du continent. On y est presque avec A l’origine, mais en France, entre le bigger than life et le naturalisme, on fait toujours gagner ce dernier à la fin. Mais grands dieux, pourquoi ? Pourquoi insister au final sur la conquête de l’inutile, sur la punition, sur le « tout ça pour ça » qui se retourne presque contre l’élan du film ?
Les amateurs de méta pourront se consoler avec la transparente métaphore sur la production cinématographique : chantier – plateau de cinéma « tu te souviens des échafaudages de Huit et demi ?» filmé sous toutes les coutures, et dénotant à quel point Giannoli en est fier ; figure du chef d’orchestre, producteur « très fort pour faire travailler les autres » et « engager les dépenses d’un argent qu’il n’a pas » ; risque de l’œuvre inutile et incomprise et surtout phobie de l’inachèvement. Or, le film de Giannoli ne cesse d'exhiber sa parfaite « garantie de bon achèvement » (le symptôme "accusé de réception" : chaque scène est constamment validée par une ré-évocation dans le dialogue trois scènes plus tard, afin de s'assurer qu'elle a bien été enregistrée par le spectateur ; la surcharge émotionnelle produite par un accident inutile le dernier jour du chantier). A trop blinder son dossier, il court paradoxalement le risque de« sentir le fini sans même avoir commencé ».
Sur Rapt, vous lirez partout qu’il s’agit d’une histoire formidable. Mais en est-on si sûr ? Au-delà de la fascination propre à l’enlèvement du baron Empain (et en admettant que le rapport au film change fortement selon que l’on connaisse ou pas l’histoire originelle), on s’aperçoit vite que tous ses protagonistes s’y tiennent à carreau, tous occupés qu’ils sont à regarder vaciller l’homme de pouvoir. Même si la caractérisation des personnages est plutôt fine, elle ne bouge pas d’un pouce. Pétrification générale juste avant la photo de groupe. Pas un qui ose franchir le Rubicon, défier sa condition, entravant par là-même beaucoup de possibilités de fiction, symptôme d’un film qui tient finalement plus du rapport que du polar.
Enfin, l’apparent professionnalisme d’écriture de La sainte victoire ne promeut au fond qu’une seule chose, au travers d'une galerie de personnages alternativement caution ou porte-parole : un lourd et pénible déterminisme social de la résignation où chacun s'accommode finalement du rôle et de la fonction qui lui sont dictés dans et par la société. D'ailleurs, le seul personnage qui vise à dépasser sa condition s'y brûle les ailes et nous assène au dernier plan qu'il est enfin bien content d'avoir enfin trouvé sa place qu'il n'aurait sans doute jamais dû quitter. Symptôme du film toujours du bon côté de la ligne et qui là encore veille bien à ne jamais faire franchir le Rubicon à qui que ce soit, on a l'impression que beaucoup de personnages ne cessent de se dire en eux : "restons dignes, on est filmés" quand bien même coups du sort et trahisons leur tombent sur le coin de la figure. On ne doute pas des bonnes intentions de l'équipe derrière le film, mais leur accumulation finit par devenir contre-productive à l'émergence d'un vrai regard de moraliste. Quelque part, cela rappelle un film de Philippe Labro réécrit « à la Bacri-Jaoui » où l’efficacité de façade des dialogues n’est au service que d’un épinglage de pseudos travers prédéterminés. Stériles efforts pour tableau figé. Comédie des apparences, peut-être, mais qui se soumet sans broncher au diktat de l'échantillon représentatif pour aboutir à la peinture d'une France non pas telle qu'elle est mais telle que la Sofres voudrait qu'elle soit.
En somme, cet immobilisme général rejoint l’acceptation résignée de la situation telle qu’elle est ou plutôt telle qu’elle est décrite par et à la télé. La boucle est bouclée. Les spectateurs peuvent dormir sur leurs deux oreilles.
Cela dit, il y a dans Rapt quelques beaux moments entre l’otage et son geôlier, ou les monologues fantasmatique du geôlier sur sa vie de futur et riche retraité de la pègre trouvent une oreille muette mais complice chez son otage, qui sait que le temps de ce dialogue, les positions sont inversées. Ironie sur l’ascenseur social, mais surtout en mineur, quelque chose des complicités fugaces et dérobées entre maîtres et serviteurs de La règle du jeu (Jean Renoir 1939). Je ne sais pas pourquoi je m’arrête à ces scènes. Peut-être tout simplement parce qu’elles évoquent des fissures dans une situation bien donnée et que j’aurais aimé qu’un vent plus ravageur s’y engouffrât. C’est d’autant rageant que Belvaux, c’est évident, vibre d’une fibre « série noire à la française , type Manchette, Daeninckx, trempe sérieusement bridée ici alors qu’elle ne demande qu’à exploser.
Certes, on ne peut pas demander à tous les réalisateurs français d’être Capra ou Renoir et de repenser à chaque film un rapport inspirant de l’individu à la démocratie, mais si leurs fictions permettent d’installer quelques parcelles d’utopie dans notre beau pays plutôt que de dire chacune à leur manière « il vaut mieux rester à sa place », on est toujours preneur.