vendredi 20 juillet 2012

Pastilles


Le générique des Parapluies de Cherbourg (Jacques Demy 1964), c'est quand même la plus belle synthèse entre la musique jouée (par Michel Legrand) et écrite (les parapluies comme des notes de couleur qui ont l'air de se mouvoir sur une partition sans portée). Qu'est-ce que l'on voit au juste? Un simple ballet de parapluies? Ou l'incarnation d'un exact intermédiaire entre des "notes" de musique et des "touches" de peinture en mouvement. Un peu de tout cela à la fois, surtout un pur morceau de cinéma qui emprunte aussi bien au théâtre (le violent panoramique vertical descendant du début donne l'impression que la vue sur Cherbourg est tombée comme un vieux rideau de scène escamoté et que nous sommes désormais sur le plateau nu), à la peinture, à la musique et à la chorégraphie. Une véritable, même si elle est très modeste, oeuvre de synthèse, qui quelque part se paye aussi le luxe de remettre en cause les idées reçues sur les différentes disciplines. Qu'est-ce après tout que la peinture, si ce n'est de la couleur qui bouge , et la musique si ce n'est des notes jamais fixées ? Foin d'une telle interrogation, cette impeccable scénographie abstraite, avec sa science des croisements, des frôlements et des rendez-vous manqués, paraît condenser toute l'intrigue du film à venir, et invite même les amoureux dudit film à la décrypter rétroactivement, pour voir si tout, à l'image du fatum, était déjà écrit.


C'est marrant, parce que ce générique, si ça se trouve, c'est aussi une "réponse" à celui de James Bond contre Docteur No (Terence Young 1962) conçu par Maurice Binder.



Et tant que nous sommes dans le syncrétisme entre géométrie, jeux de compas, rythme des couleurs et de la musique, je mets aussi cette animation conçue par Philip Glass pour l'émission Sésame Street en 1979.



Si l'on enlève tout les dialogues d'un Rohmer (Pauline à la plage en l'occurrence), mais que l'on cherche à en restituer graphiquement la progression dramatique ? Il en reste cette planche, qui elle aussi, figure en quelques pastilles les attractions, les attirances et les stratégies de contournement de la dynamique rohmérienne.

C'est le travail d'une jeune graphiste, Mathilde Lesueur (voir son travail sur "lire le cinéma", une analyse de l'espace et du mouvement dans divers films, retranscrits de manière uniquement graphique). J'aime assez ce que produit cette condensation visuelle, donnant à voir comment la rigueur scientifique des scénarios de Rohmer génère de la complexité. La signalétique ne donne du film que le squelette, la chair étant amenée par les mots et la lumière. Mais ce que j'aime aussi, c'est de voir, quand on s'approche des différentes "cases", comment chacun des personnages occupe un territoire affectif, voire mental, qui transforme le marivaudage en jeu de go solaire et littéraire.  




Tout cela invente l'exact intermédiaire entre le roman-photo et le schéma de navigation sur la Carte de Tendre..., ce qui je pense, aurait été loin de déplaire à Rohmer... (même si je m'avance en disant cela)....


mercredi 18 juillet 2012

Danse avec la technologie

Qu'est-ce qui rend la séquence "performance capture" d'Holy Motors si singulière ? C'est qu'elle joue sur plusieurs types d'émotion: celle de la pure expérimentation (prendre un outil contemporain du cinéma et le tester, comme pour une première approche) et celle des retrouvailles (rejouer 26 ans plus tard et sur un mode technoïde la course dansée de Mauvais Sang). C'est somme toute la quête de Carax: retrouver et faire partager une "seconde première fois", qui plus est en reliant ses propres obsessions formelles à toute l'histoire du cinéma (relier ces réminiscences de Mauvais Sang à l'hommage à Etienne-Jules Marey).

1890

Mais entre ces deux courses - qui sont aussi deux expériences de laboratoires, réalisées dans des boîtes noires (la première studio de cinéma, la seconde fond vert)- quelque chose a changé. Les éléments se sont dissociés. Une certaine idée de l'harmonie s'est évaporée. Les deux séquences visent bien la pure abstraction (ne plus parvenir qu'à un mélange abstrait de vitesse(s), de rythme(s) et de couleurs), mais dans Mauvais Sang, cette rythmique était encore liée à un décor construit, à un environnement que l'on pouvait parcourir (je me suis d'ailleurs toujours demandé quelle taille pouvait faire le studio tant la rue me paraissait longue et la course infinie). Dans Holy Motors, nous sommes passés de la dépense physique à la pure simulation. Le coureur reste immobile et l'on attend en vain que le fond vert propose un décor identifiable contextualisant son échappée. Au contraire, la machine semble à la fois déjà fatiguée (elle ne propose d'abord que des bribes, des lambeaux de formes) et impatiente (elle s'emballe soudainement et parvient immédiatement à la fureur stroboscopique). Pour son premier essai, la technologie devient indomptable, prédatrice. C'est aussi ce qui fait la beauté sauvage de cette séquence : la victoire par épuisement de la machine sur le danseur. Lui-même paraît comme éjecté de la trace qu'il n'aura retrouvé que l'espace d'un instant. 


1986

2012

C'est aussi ça ce que raconte Holy Motors, au travers de sa succession de rendez-vous manqués (pas un segment du film où ne plane le spectre de l'échec) : la douleur à payer pour retrouver l'ivresse de la première fois, de la première trace. On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, mais on peut se damner pour retrouver quelques pas de la première danse.


C'est amusant parce que ce travail plastique autour d'une danse qui aurait affaire à la technologie, qui intègrerait dans sa chorégraphie les traces du mouvement, qui donnerait une inscription au sillon corporel, ça me rappelle d'autres images. 

Il y a d'abord ce clip de Zbigniew Rybczynski All the things she said pour Simple Minds en 1986. Bon, la chanson, vous en pensez ce que vous voulez (même si je dois confesser un penchant coupable), mais j'aime assez ces effets kitsch de reflets et d'échos (très à la mode dans le milieu des années 80, remember Platine 45 musiqué par Jacno). Parce qu'au-delà de l'effet de saturation, il y a aussi un jeu, plus savant qu'il n'en a l'air, sur la perspective. On n'a pas le temps de fixer son attention sur une figure que déjà, elle est recouverte par une nouvelle. En fait, le mouvement est toujours perçu avec un léger décalage et en suivant des yeux les figures qui partent vers le fond, on privilégie l'écho au mouvement. Chacune des figures vit sa vie. Elle n'est pas juste la réplication de la précédente.



Le mouvement n'est pas qu'une décomposition, où toutes les étapes sont égales, mais une somme d'ondes déformées. Somme toute, ce clip, c'est une décomposition à la Etienne-Jules Marey, mais remis en scène dans une perspective conique. En ce sens, c'est presque une anamorphose, une déformation à la fois plastique et scientifique, quelque chose situé dans un espace intermédiaire entre les vues de profil de Marey et l'espace "objectif" de la performance capture. 


L'autre (série de) vidéo(s) qui m'est revenue à la mémoire devant Holy Motors, ce sont les Improvisation Technologies réalisées en 2003 par le chorégraphe William Forsythe pour le ZKM (Centre d'art et de nouvelles technologies de Karlsruhe) et dont on peut voir l'intégrale ici.

Ce que je trouve très beau dans ces très courts modules, c'est l'usage finalement très simple de la technologie utilisée simplement comme palette graphique, mais qui révèlent avec une incroyable évidence à quel point la chorégraphie n'est rien d'autre que de la géométrie dans l'espace (particulièrement à la danse de Forsythe très millimétrée, mais je pense que cela dépasse son cas). 

Il y a une série de quatre vidéos sur "the avoidance" (l'évitement) que je trouve finalement très proche de l'émotion du Carax cybernétique. Elles montrent simplement que la chorégraphie nait d'elle-même dès lors que le corps a décidé de contourner certains obstacles invisibles.

Cet obstacle, ça peut être une calligraphie invisible que l'on trace à la pointe de son bras. Danser, ce serait donc tracer des signes dont on est l'auteur, mais dont il faut se tenir éloigné.




Cet obstacle, ce peut être aussi son propre corps (ou plutôt sa propre empreinte corporelle) que l'on s'échine à contourner.





Si je résume, on pourrait résumer chacune des ces vidéos en petits aphorismes:


Danser, c'est moduler l'inscription de son propre écho (Rybczynsky / Simple Minds).

 Danser, c'est s'éloigner de son propre sillon (Forsythe 1).

Danser, c'est ne pas revenir deux fois dans la même empreinte (Forsythe 2).


Aphorismes qui pourraient paraître contradictoires, mais qui me paraissent bien condenser les émotions successives ressenties devant cyber-Lavant sur fond vert.