Renié par Pierre Richard, seul flop commercial de l’acteur durant les années 70 et 80, Les naufragés de l’île de la tortue est pourtant l’une de ses rares rencontres avec un authentique cinéaste. Et le film, un alliage rare entre la comédie de mœurs et un cinéma de l’attente. S’il y avait une justice, tous ceux qui ont vu les Bronzés ou les Randonneurs, lu Plateforme de Houellebecq et regardé Koh-Lanta militeraient pour que la télé diffuse une fois par an en prime-time les Naufragés… parce que c’est quand même beaucoup mieux que tout ça, mais y a pas de justice…
Comment les gens dont le métier est d’organiser des voyages prennent-ils des vacances ? Si l’on désire le désordre, faut-il un minimum l’organiser ? On ne sait si c’est pour répondre à des énigmes de cet acabit que Jacques Rozier a eu l’idée des Naufragés… Toujours est-il que ce film interroge, chez nous autres urbains au quotidien balisé, notre salutaire attirance pour la perte de repères, surtout en période estivale.
Mais d’abord, qu’est-ce que ça raconte ?
Jean-Arthur Bonaventure (donner un nom pareil à Pierre Richard dans un film, c’est déjà classe), employé dans une agence de voyages, propose un nouveau « concept » : les vacances Robinson Crusoé, « 3000 balles, rien compris ». Le patron est séduit par son idée, mais il faut d’abord la tester. A peine parti pour des repérages, Bonaventure doit accueillir les premiers clients à qui l'on s’est dépêché de vendre le concept et leur masque l’inorganisation de « ce retour à la nature ». Trouvant que « l’esprit Robinson » a du mal à imprégner le groupe, il transformera, à coups de marches épuisantes, de jets de bagages à l’eau et de cabotages sans boussole, ses vacanciers en vrais naufragés.
Ça ne vous rappelle rien ? A la découverte de ce film, près de trente ans après sa réalisation, ce qui frappe d’abord c’est sa proximité avec d’autres « produits » de masse, comme s’il avait prophétisé, à lui tout seul, Plateforme de Houellebecq, « Koh Lanta » voire « L’île de la tentation ». Pourtant, rien à voir avec tout ça ! S’il est question de charters et d’îles désertes, les Naufragés... se situent à l’antithèse du cynisme qui gouverne ces autres exemples. Les Naufragés…, ce serait plutôt un Plateforme un poil plus souriant et finalement serein, un "Koh-Lanta" zen, une île où la tentation serait débarrassée de toute moralisation.
Car, l’air de rien, tout imprégné de son époque, les Naufragés…, huit ans après 68, scrute les toutes dernières braises de l’hédonisme post-baba et constate la transformation d’une démarche plus ou moins contestataire en un produit de loisir de masse. Ainsi, mine de rien, il témoigne de la domestication, en moins d’une décennie, du « désir de désordre » soixante-huitard vers une consommation hédoniste, mais régulée.
Tous les films de Jacques Rozier racontent des voyages qui, à un moment, déraillent. En voiture (Adieu Philippine 1961), en bateau (Du côté d’Orouët 1969), en train et en bateau (Maine Océan 1985), en avion, en bateau et en jeep (les Naufragés…), c’est à bord des moyens de transport que les personnages désorientés et livrés à eux-mêmes révèlent leur vraie nature. C’est ce qui nous vaut d’ailleurs les moments de bravoure du cinéaste, moments de pur présent, où le spectateur est littéralement embarqué dans la fiction au même niveau que les personnages. Ainsi, les variations du paysage, le gonflement d’une voile, l’attente sur le pont d’un bateau devenu immobile peuvent devenir les seuls « évènements » cinématographiques. Même si Jacques Rozier n’a pas la maîtrise formelle d’Antonioni, il y a tout de même quelque chose de sa « modernité cinématographique » dans sa façon de faire confiance à ces moments de creux, ces moments de vacances (au double sens du mot).
Ce surgissement de « moments de présent » au sein d’une comédie (ou tout du moins d’un film qui en prend tous les atours) est sans doute ce qui a toujours désorienté une certaine partie du public face aux films de Jacques Rozier. Car même si l’on rit beaucoup, même si Pierre Richard trouve, comme rarement dans sa filmographie, un rôle à double-fond (ses gaffes finissent par devenir inquiétantes), un film qui néglige à ce point-là l’efficacité et cultive sa nonchalance peut-il être qualifié de « comédie » dans les colonnes de Pariscope de 1976 ?
Tentative (certes, très téléramesque) de caractérisation du genre des Naufragés… Faisons snob : "Sea-movie", soit un road-movie sur l’eau. Tourné la même année que Au fil du temps de Wenders, les Naufragés… témoigne, comme le manifeste allemand de la même confiance donnée au regard sur le paysage, à l’errance et à l’attente.
Pour autant, tout n’est pas qu’errance chez Rozier. Il y a aussi des vrais scènes de comédie, portées aussi par un chouette casting. A côté de Pierre Richard, Villeret, Balmer, Patrick Chesnais font leurs débuts. Comme Pierre Barouh s’occupait des disques Saravah (Higelin, Areski, Brigitte Fontaine), les disques avec la meilleure devise du monde : « il y a des années où l’on a envie de ne rien faire », il ne pouvait que se retrouver acteur dans un film avec un tel parfum libertaire et rejoindre la troupe.
Juste pour donner envie, les deux meilleures scènes du film.
Au matin, Bonaventure (Pierre Richard) et Gros Nono (Jacques Villeret) débarquent sur un îlet vierge. Bonaventure plante un drapeau blanc et se lance dans une tirade lyrique : « Au nom du Roi de France, je prends possession de ces terres vierges et inconnues », ce à quoi Gros Nono lui répond par la plantation d’un drapeau bleu, blanc, rouge. Son monologue est un condensé de l’Histoire moderne : « une fois le Roi guillotiné, la République instaurée, des routes, des hôpitaux et des écoles équiperont ces terres vierges », puis il dédie son propos aux valeurs de la République (instruction, éducation, santé, etc). La succession de ces deux monologues successifs évoque un Sim City historique, un condensé de l’Histoire de France pour les Nuls (lecture de vacances de François Hollande).
L’autre meilleur moment se passe sur le pont du bateau qui doit conduire les vacanciers naufragés sur leur île déserte. Là, à quelques encablures de la côte, Bonaventure fait tomber les voiles pour, décrète-t-il, recréer les conditions du naufrage de Robinson Crusoé, telles que dans l’édition du roman qu’il a toujours avec lui. S’ensuivent lectures, débats, jets de bagages et c’est finalement Bonaventure qui se « sacrifiera pour l’exemple » par peur de l’immobilisme. Comme dit, Gros Nono (Villeret), « son idée est pas inintéressante, mais son application, je la trouve trop théorique ». C’est précisément, l’air de rien encore une fois, l’un des sujets du film : la conformation du réel à un discours, la difficulté de la négociation démocratique pour parvenir à un « idéal » commun. Derrière la comédie, pointe la fable, le conte philosophique, très dix-huitième finalement.
Enfin, c’est au niveau de la forme que les Naufragés… est une sorte de manifeste pour l’impréparation. Entre son héros et le réalisateur, il y aurait sans doute une certaine connivence de situation. Parti tourner aux Antilles sans y avoir mis les pieds, sans avoir repéré ni préparé, Rozier filme au gré du vent. Son équipe de tournage n’a pas dû être tellement mieux choyée que les vacanciers de son histoire. Au fond, pour réussir son documentaire sur le désarroi des urbains quand ils se retrouvent sans attaches, une ou deux semaines par an, Rozier recherche ce qui fait cauchemarder n’importe quel réalisateur ou producteur, l’impréparation et la désorganisation. Il n’y a peut-être que dans les années 70, années bénies, que l’on pouvait se permettre de financer des films sans scénario, sans chaîne de télé, sans commission, sans note d’intention, mais avec juste l’envie d’aller quelque part et la confiance absolue qu’on allait y trouver quelque chose de précieux. Quand un cinéaste qui ne sait pas de quoi sera fait nous montre que le plus beau, c’est de ne jamais savoir, on n’a pas envie que le film s’arrête.