vendredi 23 janvier 2009

Nuri Bilge Ceylan, l'humanité en noir et blanc


En haut : Les trois singes (Nuri Bilge Ceylan 2008)
En bas: Ma destinée (Victor Hugo, plume et lavis, 1867)

Nuri Bilge Ceylan se prendrait-il pour Hugo ? Pas tant le poète et le romancier fresquiste que le dessinateur, habité par la même « sombre ampleur de poche » (chercher le lyrisme avec des moyens somme toute restreints) que le cinéaste turc. La palette de noirs et de sépias du dessinateur à la plume...

... renverrait-elle à la gamme de noirs numériques que Ceylan manierait avec un soin précautionneux, gageant que chacune des nuances chromatiques renverrait à une strate inavouable de l’âme humaine ? Car évoquer la figure d’Hugo, c’est aussi ramener le spectre de l’emphase qui paraît roder autour du cinéma de Ceylan. Celui-ci gagnerait-il en formalisme ce qu’il perd en humanisme ? « Grande forme pour petits êtres », « misanthropie en cinémascope ». Certains griefs commencent à surgir à propos d’un cinéaste jusqu’alors unanimement célébré.

C’est oublier que l’instabilité est au cœur de ce cinéma-là et qu’au-delà de la surcomposition des cadres, de leur propension à métaphoriser « les grands forces du Destin », il y a toujours un léger balancement, une forme d’ironie triviale et quotidienne qui empêche le récit de sombrer dans l’emphase.

Chez Ceylan, personne pour s’exclamer « levez-vous, orages désirés », quand bien même tout concorde à ce que l’orage couve… mais sans jamais éclater. Foin de romantisme échevelé qui verrait le poète se perdre dans les éléments déchaînés, il s’agit plutôt de peindre un face-à-face inquiet et disproportionné. Reste que film après film, une certaine proximité, celle aussi bien que le cinéaste cultivait par rapport à ses personnages que celle qui naissait entre ces derniers et le spectateur paraît s’évanouir. Couple des Climats (2005) pris dans la glaciation de ses sentiments. Cousins d’Uzak (2003) dans les mailles de l’apathie relationnelle. Le cinéma de Ceylan proposait le défi de s’identifier à ces binômes peu enviables, mais il est vrai qu’à chaque film, le lien paraissait un peu moins fort qu’à la rencontre précédente. Il faut sans doute remonter à Nuages de mai (1999, finalement, le film le plus attachant de son auteur) pour se souvenir d’une famille comme d’une myriade de destinées dérisoires et autonomes, où chacun gagne sa dignité en étant habité par une idée fixe (à la limite de l’autisme) qu’il s’agit d’éprouver, de renforcer. Et sans doute la plus belle séquence de tout le cinéma de Ceylan est-elle dans une longue séquence de ce film : une nuit de veille, où le fils (déjà cinéaste dans le film) entraîne sa famille traquer la lueur d’une clairière, récompense tant pour les personnages eux-mêmes que pour le film (la séquence nous vaut de savoureux croquis atmosphériques pris sur le vif). Et c’est peut-être cette légèreté qui, de film en film, paraît s’être évanouie. Les Trois Singes est sans doute un film d’une grande maîtrise, peut-être un grand film, mais tout de même un film difficile à aimer totalement, inconditionnellement.

Amusant tout de même de constater  qu’avant Nuages de mai, Nuri Bilge Ceylan avait déjà fait tourner ses parents dans son court-métrage Koza (1995), (visible ici) et que de toute sa filmographie, c’est peut-être le film finalement le plus proche des Trois singes : même figure d’une « famille prise dans la tempête »,  préférant vaciller sur le seuil que de s’engouffrer dans la tempête. Et sans doute aussi la même ambivalence de jugement à son égard : maîtrise et picturalité, tentation de l’emphase, des grandes orgues, des grands thèmes, tentation tout juste mise à distance par une vibration constante… quoiqu’un peu appuyée.

Bon allez, pour finir, un haïku pour la route.

 Après mes larmes -

 la plénitude

de mon souffle blanc

***

Images : Les Climats (Nuri Bilge Ceylan 2005)

Texte : Hashimoto Takako (1899 - 1963)


Blanc sur blanc pour les Climats, « noir c’est noir » pour les Trois Singes. Chez Ceylan, l’humanité est en noir et blanc, pas tant manichéenne, que sur la tangente, prête à verser d’un extrême à autre… 

1 commentaire:

GM a dit…

Hey la couve des travailleurs de la mer! C'est très beau, ce qu'il faisait de sa plume, Hugo, quand il n'écrivait pas, j'ai toujours beaucoup aimé, couleurs souvent sublimes.

Ceci étant le Ceylan je n'irai pas, je déteste ce qu'il fait, c'est froid, c'est de la gonflette gonflante.