lundi 14 mai 2007

Ecorchures

Les câbles et les haubans du Brooklyn Bridge (toute première image dès la fin du générique) instillent le doute. Et si c’était Spiderman lui-même qui les avait installés ? En plus d’être l’ange gardien de Manhattan, le super héros araignée en est son arpenteur le plus abouti. Grattes Ciels devenus totems au sommet desquels il peut lancer ses rets. Façades Ray Ban qui reflètent son double maléfique. Toitures terrasses comme postes d’observation privilégiés. C’est sûr. Spiderman a trouvé en Manhattan son écrin majestueux. Bien que le film soit éminemment critiquable par son volontarisme scénaristique et son risque de saturation permanente, il démontre, au détour de trois séquences, un sens rare de l’architecture et de la matérialité de la ville.
Il me semble que depuis West Side Story (Robert Wise 1961), on n’avait pas vu autant de fois dans un film, New York filmé en plongée, procurant ainsi un vertige inversé, quasi démiurgique de voir ainsi la ville ramenée à l’état de jouet.

Il y a d’abord cette poursuite avec le « nouveau bouffon » où les rues délimitées par les grattes ciels apparaissent de plus en plus verticales, de plus en plus étroites. Vues d’en haut, les rues apparaissent alors comme des canaux asséchés, et le damier new-yorkais comme une « Venise sans eau ».
Il y a ensuite la meilleure séquence du film, celle du sauvetage de Gwen menacée par une grue folle qui taillade un immeuble de bureaux, d’abord à l’horizontale puis enfin à la verticale. Drolatique éventration d’immeuble et mise à nu de l’architecture fonctionnaliste.


Dans New York délire, un manifeste rétroactif pour Manhattan (1978), Rem Koolhaas démontre comment le gratte-ciel a été rendu possible le jour où Elisha Otis avait démontré que les ascenseurs qu’il avait inventés ne pouvaient jamais s’écraser. D’où la frénésie de l’empilement de planchers. New York serait ainsi une « somme de catastrophes potentielles qui ne se produiraient jamais ». Depuis, on sait que la catastrophe s’est produite et que rien n’est sûr à l’intérieur des grattes ciels, d’où la force de ce burlesque cruel et industriel à l’œuvre dans cette séquence.

Et puis pour continuer sur l’idée du squelette, le combat final dans la géante toile d’araignée tridimensionnelle et dans le vaste immeuble en chantier, dont la nudité en fait autant un piège qu’une cathédrale. Et puis, il y a cet ennemi si poétique, cet homme de sable, non pas tant un super héros inversé qu’une bourrasque ou une déflagration insaisissable. Il ne peut être neutralisé que dans un immeuble en chantier, là où il ne peut plus rien détruire, là où ses courants d’air se volatilisent.
En célébrant ainsi la dimension purement verticale de New York, Spiderman la ramène à son fantasme originel : une ville de cathédrales, un rêve de pierre gothique, une Venise industrielle, un fantasme à la Jules Verne. Pas besoin de Gotham City puisqu’il suffit de si peu pour obtenir un New York à la fois si reconnaissable et si chimérique. Avec Spiderman (toute la série, mais particulièrement ce troisième volet), nous tenons sans doute là le premier « NY movie » qui s’accorde avec la déconstruction du fantasme urbain, telle que développée dans New York délire.
Mais peu d’immeubles restent indemnes des luttes spidermanesques. Dans cet épisode où le super héros révèle sa double peau, son épiderme maléfique, ses cicatrices, ses blessures, la ville qui lui sert de terrain de jeux se devait aussi de révéler ses propres blessures. D’où l’incroyable élégance et poésie des séquences de destruction de ce troisième volet, où le spectre du 11 septembre n’est évoqué que par réminiscences : la mégapoutre qui taillade l’immeuble de bureaux ou les vents de sable et de poussière qui s’engouffrent dans les rues corridors. Si Spiderman est finalement un être plus torturé que prévu, c’est qu’il évolue dans une ville qui elle aussi, depuis qu’elle a connu la catastrophe, est un agglomérat d’ « écorchés » (au sens médical du terme) de bâtiments.

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