"La forme d'une ville change-t-elle plus vite que le cœur d'un mortel ?" Et son état d'esprit ? Par quels moyens le capter. Sans doute, pour un Parisien comme moi, l'un des plaisirs les plus simples du cinéma est-il de retrouver, au détour d'une séquence, le plaisir de la flânerie, l'humeur du quotidien saisi dans les regards des piétons, les terrasses des cafés et les intérieurs des boutiques. Plus c'est banal, plus c'est précieux. Le simple jeu des sept erreurs (micro-différences ou mutations profondes) en devient des plus excitants.
C'est ainsi que deux extraits, saisis à une quinzaine d'années d'écart (mais malheureusement pas tournés dans le même quartier) prennent encore plus de saveur quand ils sont vus non pas l'un après l'autre, mais l'un en même temps que l'autre.
A gauche, Sid Vicious propose une sorte de remake des provocantes parades baudelairiennes (je crois savoir mais je n'en suis pas certain que l'admirateur de Brummel descendait les Champs-Elysées coiffé d'une perruque verte) en inventant un nouveau dandysme de la provoc qui joue sur la même réaction chimique : jeter un corps imprévu dans un environnement ordinaire et voir si cela crée une réaction chimique qui agite un peu le ron-ron du pittoresque.
A droite, Cléo (plus précisément saisie entre 17h45 et 17h52, plutôt que de 5 à 7) et une déambulation tâtonnante, portée par les voix feutrées des piétons qu'elle croise. A priori nettement plus aimable que Sid, elle n'en paraît pas moins étrangère à la grande communauté urbaine, saisie dans un recueillement intime qui l'empêche de goûter à un spectacle de la rue dont, par ailleurs, la caméra se délecte.
C'est que malgré leur opposition de façade (soulignée par leur antagonisme sonore : le punk-musette braillard versus les murmures et les confessions - je vous laisse libre des modulations et des effets de mixage), ces deux extraits semblent habités par la même question : le corps en sursis noyé dans le corps social. En témoignent l'abondance de regards à la dérobée lancés par les passants témoignant, dans les deux cas, suspicion et méfiance. Sous l'apparence narcquoise et légère de la bal(l)ade punk, le trajet de Sid Vicious se révèle d'une grande cruauté, fixant les rictus et l'emprisonnement cabotin d'un bouffon déjà condamné à brûler, sans grande joie finalement, sa jeunesse. Quant à la promenade de Cléo, son inquiétude rentrée n'est qu'une façon de retarder l'échéance: celle qui pourrait balayer cette douceur de chaque instant par la révélation finale d'une douleur. Vulnerant omnes... Derrière l'écume des jours, toutes les secondes blessent. A tel point que l'on se demande si, à quelques années d'écart, ils auraient pu se réconforter l'un l'autre ? Sid & Cléo, c'est au moins aussi rock que Sid & Nancy, non ? Et moins tragique, osons même espérer.
Les corps passent et vieillissent, l'état d'esprit d'une ville, ses rythmes et ses sonorités demeurent finalement. Ne pourrait-on pas amender l'interrogation de Baudelaire, le suprême piéton parisien : "Le coeur d'une ville change-t-il plus vite que celui d'un mortel ?"
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Pour voir donc la confrontation en mouvement The great rock'n roll swindle (Paris 1977) / Cléo de 5 à 7 (Paris 1962), c'est donc là.
4 commentaires:
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la même angoisse...dévastatrice...
Oui, c'est vrai, l'angoisse est là, dans ces deux corps déjà un peu extérieurs à la vie, mais je trouve que ce sentiment est aussi conjuré soit par la bouffonnerie (certes assez nihiliste) de l'imagerie punk, soit par la malice et l'oeil aux aguets d'Agnès Varda.
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