dimanche 1 novembre 2009

Les lieux

Chaque fois que dans un monastère de Kyoto ou de Nara, l’on me montre le chemin des lieux d’aisance construits à la manière de jadis, semi-obscurs et pourtant d’une propreté méticuleuse, je ressens intensément la qualité rare de l’architecture japonaise.
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Au nombre des agréments de l’existence, le maître Sôséki comptait, paraît-il, le fait d’aller chaque matin se soulager, tout en précisant que c’était une satisfaction d’ordre essentiellement physiologique ; or, il n’est pour apprécier pleinement cet agrément d’endroit plus adéquat que des lieux d’aisance de style japonais d’où l’on peut, à l’abri de murs tout simples, à la surface nette, contempler l’azur du ciel et le vert du feuillage.
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En vérité, ces lieux conviennent au cri des insectes, au chant des oiseaux, aux nuits de lune aussi ; c’est l’endroit le mieux fait pour goûter la poignante mélancolie des choses en chacune des quatre saisons, et les anciens poètes de haïkaï ont dû trouver là des thèmes innombrables. Nos ancêtres qui poétisaient toute chose avaient réussi paradoxalement à transmuer en un lieu d’ultime bon goût l’endroit qui, de toute la demeure, devait par destination être le plus sordide et, par une étroite association avec la nature, à l’estomper dans un réseau de délicates associations d’images. Comparée à l’attitude des Occidentaux qui, de propos délibéré, décidèrent que ce lieu était malpropre et qu’il fallait se garder d’y faire la moindre allusion, infiniment plus sage est la nôtre, car nous avons pénétré là, en vérité, jusqu’à la mœlle du raffinement."




Texte : Eloge de l'ombre (Tanizaki Junichiro 1933)
Film : Lieux saints (Alain Cavalier 2007) Et si ça vous a plu, la suite est , et encore .

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Malgré la (grande) réputation de son auteur, je me sens tout gêné de conseiller la découverte des Lieux saints d’Alain Cavalier, même plus « un film de chambre » mais carrément « un film de chiottes ». Un siècle de progrès techniques et de glorification de l’auteur au cinéma pour en arriver là : un cinéaste à la mini-caméra qui filme des toilettes dans leurs moindres détails (mais quand même pas en fonctionnement) pendant une demi-heure, prétexte au déballage intime sur la perte et le dépérissement ! Je me sens tout gêné et je me dis que j’ai tort car cet opus, volontairement ingrat et racorni, n’est pas si négligeable que ça et condense même le cœur de la démarche de Cavalier : assumer l’obscénité du nombrilisme, assumer la crudité de l’image DV brute de décoffrage pour conjurer une obscénité et une crudité encore plus imposantes : celles de l’oubli, de l’asthénie du souvenir et des sentiments fanés. La gêne de montrer plutôt que la honte (et la peur) d’oublier. A la réflexion, il n’y a que deux endroits où l'humain se retrouve seul, totalement seul : les toilettes... et le tombeau. Et oser franchir la bienséance, filmer dans la pièce interdite, c’est aussi, quelque part, parler depuis l’autre côté ou tout au moins le regarder avec sérénité (à cet égard, le panoramique à 3:05 est éloquent).

Quelque part, même si le cinéma n’a pas de frontières, Cavalier s’est peut-être trompé de continent. Serait-il un cinéaste japonais qui s’ignore : goût du haïku, conscience de l’éphémère, inclinaison vers le périssable, transfiguration de la trivialité, sérénité retrouvée au cœur du sordide ? Je dis cela, mais je me rends compte que je ne balance que des conventions sur la culture japonaise. L’éloge de l’ombre, la civilisation qui a fait le choix d’inverser les valeurs : les douces ténèbres contre les éclats des lumières. Clichés, pas clichés ? Au fond, je ne le saurai jamais. Et puis je me souviens de cette photographe Rinko Kawauchi dont les formats carrés évoquent les natures mortes du même Cavalier, qui est capable de figer, au-delà de ses gros plans de purs crépitements de lumière (la naissance d’une constellation ? ) voisins de ceux que je crois voir surgir dans le dernier plan de Lieux saints, s’échappant d’une simple ampoule de 100 watts.



J’utilise les arguments humanistes comme autant de défenses au malaise initial devant ces images et je revois le début du film. J’y reconnais aussi de l’humour et de la légèreté, mais les mots et références culturelles que j’employais pour en parler me paraissent de confortables paravents. La gêne n’a pas disparu. Bien au contraire, elle me paraît constitutive du film. Il y a un nœud psychanalytique voire psychotique qui résiste… et c’est bien entendu lui qui fait tout tenir.

Pour en rester au Japon, ce film de Cavalier me rappelle un documentaire de Naomi Kawase La danse des souvenirs (2002 - pour les plus téméraires, un extrait sur le beau site de la réalisatrice), portrait frontal d'un proche en fin de vie tandis que le cycle de la vie, lui, perdure, documentaire qui m’a d’abord subjugué par sa plasticité hyperréaliste mais que je n’ai pas réussi à voir en entier, peut-être parce qu’au bout d’un moment, je me sentais paradoxalement envahi par ma lutte contre mes propres mécanismes de défense, par ma propre voix intérieure me sommant de trouver ça sensible et de me battre contre ces images.

Irais-je jusqu’à dire que la délicatesse extrême de Cavalier et Kawase irait se muer en délicat extrémisme ?... Je ne sais pas. D'en arriver là, je me sens tout gêné.

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