jeudi 31 janvier 2008

It's a liberal world

Si le rapport Attali se concrétise, on risque fort de vivre dans l’un des six films suivants, des films où l’on n’a de cesse de travailler plus sans forcément gagner plus, des films où les héros sont tout entier animés par la liberté d’entreprendre sans entrave et de ramener, soir et matin, des points de croissance quitte à aller les chercher même avec les dents. Est-ce que ça fait envie ?

La vérité si je mens 2 (Thomas Gilou 2001)
Comme dans nombre de comédies franchouillardes, la recette du bonheur est simple : des potes pour la vie, des nanas pour une nuit et du fric. Sauf que là, on doit faire un poil plus d’efforts que dans Brice de Nice ou Ah ! Si j’étais riche (où le fric tombe du ciel) et qu’on nous montre un tant soit peu, comment l’obtenir : en montant une arnaque à base d’usine en carton et de commande frelatée. Ou les relations d’affaires comme une gigantesque partie de bonneteau. Ou le plus vieux gag du monde (l’arroseur arrosé) adapté au libéralisme : l’arnaqueur d’aujourd’hui sera l’arnaqué de demain.

D’une même voix, Laurence Parisot et Ségolène Royal déplorent non seulement le parfum machiste de l’ensemble, mais surtout le manque de vision gagnant-gagnant dans cette façon d’entreprendre.


Tucker, the man and his dream (Francis Ford Coppola 1988)
Souvenir fort vague. Une affiche retrouvée sur le Net...

... me ferait dire qu’on risquerait de trouver là un exemple flagrant de « film soviétique américain ». Pour autant, film assez paradoxal : hagiographie contrariée d’un fabricant automobile de l’après-guerre, cousin oublié de Rockefeller et d’Howard Hughes qui voyait dans l’industrie le moyen de poursuivre ses jeux et rêves d’enfant. « Success story » en demi-teinte, minée par l’amertume d’un héros prométhéen qui avance envers et contre tout, mais en partie condamné d’avance, victime des lobbys, des trusts et des rivaux moins inspirés. En somme, victime de tous les « freins à la croissance » (mais en fait, surtout la sienne de croissance) possibles et inimaginables. Soixante ans avant, Tucker réclamait déjà que les 316 mesures du rapport Attali soient appliquées sans condition. En même temps, l’identification du réalisateur à son héros étant tellement évidente, il apparaît rétrospectivement assez louable que la croissance de l’ego de Coppola ait subi quelques nets coups de frein, parce que, sinon, devenu le parrain d’Hollywood ou « the last tycoon », on n’en pourrait plus.


Coûte que coûte (Claire Simon 1996)
Documentaire sur la déconfiture d’une PME de préparation de plats préparés, ou malgré une évidente bonne volonté et solidarité, c’est une fatale stratégie de l’échec qui semble à l’œuvre.

Dispositif simple mais diablement efficace (ne venir filmer que les fins de mois) qui fait des bilans, factures, payes et dettes d’incommensurables éléments de suspense (nos héros s’en sortiront-ils ce mois-ci ?), mais surtout ton singulier et plutôt inattendu. Finalement détaché, philosophe, à mille lieux de toute commisération ou apitoiement propre au « film de gauche ». Il faut dire qu’il ne s’agit pas ici de compter les points entre deux camps, mais de constater que patron comme salariés partagent par nécessité (voire par solidarité ?) la même galère. Le gouvernement actuel fait la fine bouche devant cette vision de « la petite entreprise qui connaît trop bien la crise ».


Weeds (série créée par Jenji Kohan 2005)
Une mère de famille se lance dans le trafic de haschich mais attention « à la Clinton », sans avaler la fumée. La série évite prudemment les dommages collatéraux (pas un junkie ou un simple dépendant à l’horizon, en tout cas dans la première saison) et se concentre sur un jeu de dupes entre adultes et ados. Pour autant, chaque épisode est l’occasion d’une petite séance de vulgarisation des joies managériales : établissement du siège social, recherche de clients et d’investisseurs, buzz marketing, communication et diversification, « plus produit » pour conserver une longueur d’avance sur la concurrence. Les leçons sont bien apprises, bien intégrées, saupoudrées au quotidien de l’american way of life de la même façon habile que Daft Punk intègre le marketing à sa musique. Un petit commerce qui suit son petit bonhomme de chemin, avec juste ce qu’il faut d’innovation pour ne pas péricliter, mais sans agressivité (on n’est pas des rapaces non plus). De toute façon, en Amérique comme ailleurs, le plus difficile des artisanats reste celui de la famille.



American Gangster (Ridley Scott 2007)
Variante de la précédente, mais version import-export, grande distribution et clientèle captive. Et un patron qui perd subitement son sens de l’humour dès lors qu’il est question de sa franchise (à tous les sens du terme d’ailleurs) et de la qualité de ses produits. Là encore, beaucoup de documentation sur le « gangstérisme » assimilé au plus performant des mécanismes économiques, mais faute de point de vue d’écriture et de réalisation, ce « gangstérisme, stade suprême du libéralisme » (quel beau brûlot, ça aurait pu être) tourne court. Frank Lucas pourra toujours plaider qu’il a ramené quelques points de croissance à Harlem, et créé quantité d’emplois dans le Bronx, mais sa seule ligne de défense, c’est finalement celle assez blasée (et effrayante) du film : « Deal is a dirty job but someone got to do it ». Tout comme notre Président a sermonné Jérôme Kerviel pour slogan mal compris (il s’agit juste de « travailler plus pour gagner plus », mais pas de ne « prendre aucun jour de vacances pour gagner beaucoup trop »), le Medef rappelle que Frank Lucas sort des critères du « manager de l’année » et est exclu de la compétition pour contrôle anti-dopage positif.


It’s a free world (Ken Loach 2007)
On ne sait si c’est la Palme ou la fréquentation d’Olivier Besancenot qui a donné une nouvelle jeunesse à Ken, mais toujours est-il qu’il signe sans doute là son meilleur film (même s’il y avait de belles choses dans Sweet Sixteen et The navigators) depuis Riff Raff (1991). Film ouvert à tous les vents, même les plus malaisants, où ce qu’il peut y avoir de sentimental, de moralisateur est assez vite contrebalancé par la révélation de dimensions inattendues aussi bien dans la complexité des personnages que dans l’efficacité cinématographique, puisque le film se paye même le luxe d’une escapade flippante dans le slasher movie.
Au tout début et à la toute fin, encadrant cette vaste palette qui paraît humblement mais sûrement se mesurer à la complexité de la mutation sociétale actuelle, la même scène...

... pour signaler que nous avons là affaire à un cycle inexorable : une séance de recrutement de travailleurs de l’Est menée par l’héroïne. Bien qu’apparemment identiques, une mutation dans le profil de l’héroïne, mais pas celle qu'elle attendait. Alors qu'elle pensait s'émanciper en montant sa boîte, elle en est rendue à la même aliénation. Valet au début. A peine sergent recruteur à la fin. Entre les deux, le parcours de ce petit soldat blairiste aura permis de faire résonner les mots de Büchner dans La mort de Danton (1835), qui s’ils parlent de la Révolution Française, s’appliquent sans doute aussi parfaitement au libéralisme dérégulé :

« Comme Saturne, [il] dévore ses propres enfants ».

PS : Il est vrai que le titre de ce blog lui-même pourrait être compris comme une exhortation à travailler toujours plus et à ouvrir les magasins le dimanche. Bon. Je rappelle que c’est le titre d’une chanson produite par un groupe dont j’avais surtout retenu l’aspect « chantier permanent », esprit assez proche du blog. Maintenant, j’ai peut-être un inconscient Medef au fond de moi… Rappelons tout de même qu’on y entend, dans cette chanson, une sentence définitive: « Peut-être, le mal du siècle, c’est l’emballage » à laquelle je ne peux que souscrire et complètement agréer.

6 commentaires:

Anonyme a dit…

Super inspiré, c'est bon de te lire ! Je ne vois qu'une pièce manquante à ton puzzle de notre destin néo-libéral : le superbe documentaire de Pierre Carles, Volem rien foutre al Pais. Sans doute une tache d'une couleur un peu différente dans la brochette que tu as composée, mais c'est ça qui fait le goût !

Anonyme a dit…

Bravo pour cette superbe note. Il faudrait aussi citer "le couperet" de Costa Gavras où la concurrence sur le marché du travail oblige le héros à éliminer radicalement ceux qui postulent aux mêmes postes...
Et puis, pourquoi pas, le dernier Kusturica où l'on devine que le libéralisme ira jusqu'à permettre de construire des Twin Towers en Serbie par quelques mafieux sans scrupule et de raser les pyramides qui empêchent le bon fonctionnement des pipelines...

Anonyme a dit…

Bonjour Joachim,

Belle inspiration en effet... mais je ne comprend pas bien en quoi les propos de ce rapport renverraient aux situations parfois caricaturales, parfois déprimantes des films que tu cites..

En premier lieu, ton billet m'a motivé pour aller lire ce fameux rapport... (ici en pdf http://tinyurl.com/285hfs ou bien par extraits sur le site de la Commission ici http://www.liberationdelacroissance.fr/files/home.php)

Comme je vis quasimment sur une île déserte depuis 10 jours (euh, le boulot.. façon "La Firme"...), je ne l'avais pas lu.. ni vu Attali à la tivi... ni lu les journaux d'informations... juste les bribes réductrices des programmes radio qui ne parlent que des départements et des taxis...

Je garde la lecture des propositions pour plus tard... et en revanche j'invite le lecteur à (re)prendre connaissance du résumé (une vingtaine de pages) qui ouvre le rapport : j'y vois pour ma part un texte plutôt lucide dans ses constats, pertinent dans ses questionnements, et peu partisan dans ses projections... un texte plutôt moderne...

A mon sens, il n'y a aucune évidence "libérale" dans les propos que je viens de lire...

Joachim a dit…

>>>Basile and the doc:

Ma "sélection" s'est cantonnée aux films qui sont plutôt vus "du côté de l'entrepreneur" qui me paraissent bien moins nombreux que les films vus "du côté des salariés ou des ouvriers" (Ressources humaines, Le couperet, Violence des échanges en milieu tempéré). J'aurais pu ajouter "Ma petite entreprise" ou "Une affaire qui roule" mais j'ai dû simplement les voir à la télé et je n'en ai pas des souvenirs très nets.

Par ailleurs, il faudra bien que je voie un jour un film de Pierre Carles. Je suis partagé sur le personnage et ses méthodes, mais bon, jugeons sur pièces.

>>>Frédéric

En fait, ces films s'apparentent plus au "travailler plus pour gagner plus" qu'au rapport Attali (qui serait une mise en musique de ce slogan), mais mon rapport à ce rapport, c'est compliqué.

Tout d'abord, je confesse, ma faible expertise dans la chose économique. Je ne doute pas qu'il y ait dans ce rapport une part de pertinence. Vu la masse de matière grise qui a cogité, ce serait à pleurer qu'il n'y en ait absoluement aucune.

Ce que je pointe, c'est plutôt la présentation de ce rapport comme "remède miracle", "traitement de choc" pour l'économie française venant après trois années où l'on a vu défiler sur tous les plateaux télé et dans tous les médias les Minc, Baverez et autres déclinologues pour nous faire la leçon, nous dire que nous vivions dans un pays arriéré, qu'il fallait sauter sans réfléchir dans le train libéral, etc. Je ne peux pas m'empêcher de voir là-dedans une mise en scène, voire un formatage des esprits. Un geste m'a frappé: Attali brandissant sa clef USB sur le perron de l'Elysée, assimilant son rapport à un nouveau logiciel pour faire mieux tourner la "vieille bécane France". Lui-même en rajoute dans le "j'ai les solutions, il suffisait de demander, il faut tout prendre en bloc sans réfléchir" sur le mode du gourou en phase avec les mutations contemporaines. Si c'était aussi simple...

J'ai bien peur que ce genre de discours (souligné dans l'introduction du rapport sur le mode: "il faut faire ça tout de suite, ensuite ce sera beaucoup trop tard) façonne justement quantité de profils et de démarches naïves (et finalement bien aliénantes) rejoignant celle de l'héroïne du dernier film de Ken Loach, film à mon avis assez peu caricatural, même si les situations paraissent "trop".

Et puis au moment où on accuse 68 d'avoir bradé la "valeur travail", il serait peut-être bon de souligner que 68, par son vaste décloisonnement, a aussi fait naître des entrepreneurs... même dans les secteurs de la recherche ou de l'enseignement. Comme ces chercheurs en intelligence artificielle dont j'ai "couvert" une conférence récemment. Anciens de la fac de Vincennes, ces informaticiens, guidé aussi bien par Deleuze que par Steve Jobs, ces chercheurs ne savaient pas ce qu'ils cherchaient au départ, mais à force de progresser, ont monté leur boîte petit à petit et aujourd'hui le résultat de leurs recherches ont permis de fabriquer l'iPod. Moi, c'est ce genre d'entrepreneurs qui me fait rêver. Et ce genre de mixte entre la recherche, la prospective et l'entreprise, c'est précisément le meilleur héritage de 68. Il n'est rien de dire que ce genre de démarche où l'on invente et progresse, en bricolant, jour après jour, paraît de plus en plus compromise aujourd'hui, quand les crédits de la recherche sont réduits à la portion congrue (sur le mode "c'est bien de chercher, mais à un moment, il faut trouver")et quand toutes les décisions sont soumises à la "culture de l'audimat euh pardon du résultat".

Bon, je répète que l'économie, c'est pas mon truc, mais je ne demande qu'à m'y intéresser. J'ai retenu une phrase de Rocard qui disait qu'elle en était au niveau de la médecine de Molière, qu'elle se bardait de tous les atours de la science en n'en étant absolument pas une. Précisément, c'est son inexactitude qui la rend passionnante. Et j'admets sans doute être aussi pour une part victime du bruit médiatique. Si tu veux poursuivre la discussion (tu m'as l'air plus calé que moi sur ces questions), see you soon, ici ou par mail.

Anonyme a dit…

Magnifique le coup de la clé USB s'adressant à un Sarko qui n'a quasimment jamais touché un ordinateur de sa vie... j'ai du rater quelques belles images !

J'en restais à une lecture très directe du résumé de ce rapport... si on en vient à parler de la mise en spectacle de cette Commission, des discours simplificateurs qui tournent autour, de l'arrogance d'Attali, etc... tu vas me trouver un peu plus vindicatif également !

Sinon, désolé, je ne fréquence guère les Sciences Economiques... ma lecture de l'action publique échappe à ce prisme-là !

(je concède que mon quotidien touche le monde des entrepreneurs et de l'innovation, y compris en Intelligence Artificielle - no kidding !)

Joachim a dit…

Au détour d'un dialogue de "La guerre selon Charlie Wilson" où le terme "liberal" est sous-titré par "gauchiste", je me (re)souviens que ce terme n'a effectivement pas du tout le même sens en français et en anglais, d'où le contre-sens quasi-total du titre de ce post. Désolé pour ce manque de clairvoyance. Sur ce coup-là, j'aurais encore eu besoin d'un petit surplus d'intelligence, qu'elle soit naturelle ou artificielle.