Involontaire effet marabout bout de ficelle entre deux films ? Toujours est-il qu'à près de 45 ans d'écart, le second film paraît commencer là où le premier s'achevait.
En 1966, suite à la lecture d'un dossier sur la vie dans les grands ensembles dans le Nouvel Obs, Godard portraitise cette "elle" fragmentaire et polysémique (Marina Vlady, sa muse d'alors ? La banlieue parisienne ? La femme moderne des années 60 ? Et d’autres sans doute ?) qui évolue dans les environnements flambants neufs et glaçants de la barre Debussy de La Courneuve. Le cadre de cet urbanisme formaté et aliénant contraignant de façon plus ou moins littérale ses usagers à la prostitution (réelle ou métaphorique) trouve un singulier et prophétique dépassement dans l’ultime plan du film : une maquette du grand ensemble réalisé avec des paquets de lessive et des boîtes de dentifrice. Tant qu’à rester dans la vulgarité et la soumission économique, choisissons-en au moins la version pop et troquons la grisaille du béton contre le clinquant publicitaire. Chez Godard, les slogans squattaient déjà les conventions de la conversation (la réception dans Pierrot le fou), voilà que les logos en viennent désormais à générer un nouveau cadre de vie. Etonnante prophétie : celle de l’avènement à venir d’une ville franchisée, aujourd’hui manifeste sous nos yeux (il n’y a qu’à voir toutes ces architectures-logos réduites à de simples stimuli publicitaires, toutes entassées entre deux ronds-points à la périphérie des villes) mais qui, à l’époque, devait l’être bien moins (pour preuve, le manifeste sémiologique de cette ville pop-commerciale Learning from Las Vegas de Robert Venturi, Denise Scott-Brown et Steven Izenour ne date que de 1972).
Et Godard lui-même de conclure en voix-off par cette étonnante suspension finale : « C'est de là qu’il faudra repartir… ».
Et si ce nouveau départ, cette prise de relais, se trouvait dans la dernière production du collectif H5 Logorama ? Court-métrage d’animation d’une quinzaine de minutes, pur fétiche manga-pop, Logorama recycle les archétypes du cinoche du samedi soir (course-poursuite, prise d’otages, film catastrophe), pas tant sur le mode de la relecture du genre que de la simple logique iconique des logos poussée à son comble. Présentons les choses plus simplement. Que raconte le film ?
Nous sommes en Californie, pas loin des collines d’Hollywood (chewing-gum) où paissent les lapins (de Playboy) et à l’horizon desquelles on aperçoit les montagnes (d’Evian). Ronald (Mc Donald), le braqueur fou, prend en otage un petit garçon (Haribo). Les flics bibendums (Michelin) lancés à leur poursuite parviendront-ils à sauver le bambin, alors que survient le big one, le tremblement de terre que craint toute la Californie. La terre s’ouvre alors sous la forme d’une faille en forme de X(-box), ce qui crée un affolement au zoo gardé par le géant (vert) et d’où s’échappe une arché de Noé au sein de laquelle on remarque que le panda (WWF) bat à la course aussi bien l’âne (démocrate) que l’éléphant (républicain)….
Résumé foutraque qui ne donne qu’une idée ô combien partielle du foisonnement aussi bien iconographe qu’iconoclaste qu’il abrite. On reconnaît dans cette logique délirante, la poursuite de la démarche d’H5 qui parvient à faire naître tout un environnement urbain à partir de simples signes graphiques.
Il y a dix ans (déjà !), c’était cette pochette pour Demon et surtout, surtout le clip The child (Alex Gopher) où littéralement, le mot était la chose.Au-delà du film lui-même, il n’est rien de dire que ce sont le panache et l’aboutissement du geste qui impressionnent. J’y vois d’ailleurs une sorte de négatif de la scène de They live – Invasion Los Angeles (John Carpenter 1988) où le héros John Nada décrypte les subliminaux appels au conformisme nichés dans les affiches. Mais s’il y a négatif de cette démarche, n’est-il pas uniquement en apparence ? Car, au final, nous ne sommes pas si éloignés de la vigilance carpenterienne, la profusion rejoignant le dénuement.
Même s’il s’agit, a priori chez H5 de tout le contraire d’une démarche de décryptage (plutôt la compulsion fétichiste du collectionneur publiphile), ce foisonnement de signes, cette surabondance de logos ne disent au fond que malgré leur indéniable force iconique, qu’en dépit de leur présence quasi permanente dans le champ visuel de nos vies, ils demeurent profondément malléables, si facilement détournables et que dénués de leurs signifié marchand, ils ne sont rien d’autre que de frêles joujoux visuels.
En ce sens, le film n’opère-t-il pas là la plus cinglante des remises à plat des codes publicitaires ? Une sorte de démonstration par l’absurde qui ne vise pas tant à démonter un système qu’à proposer une manière discordante d’entrer dans sa logique. En ce sens, le film pointe le doigt sur un suprême paradoxe contemporain : l’impossibilité de reproduire le réel des sigles parasiteurs qui pourtant s’imposent à notre vue, (quasiment) où que nous nous trouvions dans l’espace urbain. Filmer un travelling dans une rue où l’on distingue nettement les logos des boutiques doit nécessiter, pour le moins, une quinzaine d’avocats alors qu’il s’agit juste de capter un moment prosaïque de notre monde. Ainsi, nous vivons dans la pub et nous n’aurions même pas le droit de le mettre en évidence ?
Manifeste du piratage graphique, Logorama dépasse donc largement son apparente dimension de court-métrage ludique et potache. Certes, leurs auteurs ne brandissent pas, tel Godard, le paravent du discours sociopolitique, mais leur geste même (voire l’inconscience même de ce geste) est éminemment politique, en ce sens qu’il affirme un point de vue fort et cinglant sur la vie contemporaine dans la cité.
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Pour ceux que ça intéresse, une interview promo permettant de voir quelques images supplémentaires du film.
5 commentaires:
Vraiment bel article Jo
Oui, passionnant. Je ne connaissais pas ce collectif mais le clip donne donne envie de voir le film.
Ah, tu aurais pu linker ce post sur Facebook. J'aurais cliqué "j'aime ça".
Quand à ce court présenté à La Semaine de la Critique, on discutait surtout avec les gars de H5 de la riposte des multiples marques incriminées et de l'idée que ceux qui auront vu "Logorama" risquent peut-être d'être des happy few. Le court va passer sur Canal Plus, mais après... quoiqu'il en soit, ils espèrent qu'il y ait jurisprudence, sur la base d'un "droit à la parodie non-lucrative".
Dans le genre, vous ne trouverez pas inintéressantes les oeuvres de l'artiste Claude Closky
Merci, merci, les amis.
Quant à Claude Closky (dont je suis loin de connaître toute l'oeuvre, lui qui me paraît produire à un rythme hallucinant), je n'avais pas fait immédiatement le rapprochement, mais maintenant, ça me paraît évident. Lui aussi, d'ailleurs, me paraît être un enfant du Godard de "Pierrot le fou". Je m'étais d'ailleurs posé la question de savoir s'il avait eu des déboires avec les services juridiques des marques avec lesquelles il s'amusait. La question du "droit au détournement" serait-elle mieux admise dans la sphère de l'art contemporain que dans celle du cinéma ? Pense d'ailleurs que Logorama se destine autant, si ce n'est plus, aux centres d'art qu'aux salles de cinéma.
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