dimanche 17 février 2008

Artiste et modèles : En avant jeunesse (Pedro Costa 2006)

A gauche: En avant jeunesse (Pedro Costa 2006)
A droite: Nature morte (Giorgio Morandi 1957)
En avant jeunesse film hanté par la peinture ? Oui, mais alors par celle qui avec une palette volontairement éteinte, peint non pas tant avec les couleurs qu'avec l'infime lueur sans cesse traquée pour animer le coeur de chacun de ses tableaux.
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Au dessus: En avant jeunesse (Pedro Costa 2006)

En dessous: Le Corbusier devant son cabanon (1952)

En avant jeunesse film hanté par l'architecture ? Oui, en ce sens qu'il revient sur une question qui a sans cesse hanté l'architecture du mouvement moderne (Le Corbusier et consorts années 20-années 60): existe-t-il un habitat minimal ? Un espace minimal ? Une essence de l'habiter ?

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Premier plan d’ En avant jeunesse. Façades bringuebalantes mais imposantes en clair-obscur, fenêtres grandes ouvertes comme des trous noirs et les meubles jetés par la fenêtre. Il n’y avait déjà pas grand-chose à Fonthainas, quartier insalubre de Lisbonne. Il y en aura encore moins. Pourtant, la première impression dégagée par cette architecture ne respire pas tant le misérabilisme qu’une paradoxale puissance expressionniste : comparable à celle ressentie…


… devant les représentations urbaines des villes sur les toiles de Giotto (ici Saint-François chassant les démons d'Arezzo, vers 1290) : mêmes murailles imposantes, même imbrication d’édifices étroits, plutôt verticaux, très resserrés les uns contre les autres. Avant d’être un bidonville (ou pour dire pudiquement « un quartier voué à la restructuration »), Fonthainas est un reliquat d’urbanité médiévale : malgré la nudité et la pauvreté des matériaux, le travail naturel de l’imbrication et de la sédimentation finissent par créer une ville objet, habitable a minima, presque une ascèse urbaine. L’espace domestique, réduit à l’essentiel fait corps avec les habitants. A peine plus solides que des huttes et des cabanes, mais pourtant d’une densité spatiale telle qu’une communauté parvient à y trouver ses repères. Le paradoxe est que la question cruciale « comment habiter » se pose désormais bien plus dans les quartiers modernes qu’entre les murs branlants de Fonthainas. On retrouve là une aporie à laquelle toute l’architecture moderne s’est heurtée durant toute sa glorieuse épopée (en gros entre les années 20 et 60). Est-il possible de construire de manière savante un habitat minimum, économique, profitable au plus grand nombre, quand par ailleurs cette même essence de l’habitat se trouvait dans les interstices de l’architecture vernaculaire, issue d’un savoir-faire secret, d’une mémoire si spécifique, si locale a priori impossible à reproduire ?

Dans l’histoire de l’architecture moderne, quelques réponses jalons :


- le cabanon de Le Corbusier (cf lien un peu plus haut).

- et surtout une démarche entamée par l’alors jeune Roland Simounet (futur architecte du Musée Picasso) en 1954, qui rappelle en un certain sens celle de Pedro Costa : immersion dans le bidonville algérois pour en saisir la façon de l’habiter. Pas une immersion à visées sociologisantes, mais plutôt dans le but de traquer gestes et postures de l’habitat, gestes et postures qui, là encore comme chez Costa, finissent par constituer une mémoire, une archive vivante.

« L’étude du bidonville nous apparut évident. [...] Étant le plus jeune et le plus disponible, j’étais tout désigné pour travailler sur le terrain. A cette époque, évidemment, nous étions un peu rédempteurs, mes aînés imprégnés de conceptions hygiénistes étaient impatients de découvrir les résultats de l’enquête. Je me glissais donc dans ce monde inconnu et réputé hostile. [...] A mon grand étonnamment, je découvrais un habitat spontané, ingénieux, économe de moyens. Des espaces maîtrisés, un respect de l’ancrage et de la végétation. Une vie de quartier organisée, une solidarité saisissante.»

Roland Simounet (1954)

Méthode permettant de faire naître ...

... un projet architectural dit "moderne"...

…. nourri de l’étude de l’existant.

Singulier aveu d’humilité de la part d’une architecture rattachée au « mouvement moderne » habité d’un messianisme assez peu soucieux des sites d’implantation. En somme, tout le contraire des architectures blanches, anonymes, sans échelle (et pourtant quelque part assez antonioniennes) du nouveau quartier d’ En avant jeunesse. Ce qu’il manque à cette architecture, c’est tout simplement un sentiment de foyer, une flamme, la flamme qui obsède aussi bien Cézanne que Costa.

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« Voir le feu caché dans une personne ou un paysage. » Paul Cézanne
« S’il n’y a rien qui brûle dans un plan, ça ne vaut pas la peine. » Pedro Costa (d'après cette source bien précieuse)

A gauche: En avant jeunesse (Pedro Costa 2006)

A droite: Madame Cézanne au fauteuil jaune (Paul Cézanne 1890)

Et pour continuer sur la peinture, un tout dernier parallèle :

Drapé austère, verticalité pénitente, et lumière sur le pied.

En haut: En avant jeunesse (Pedro Costa 2006)

En bas: Saint-François d’Assise (Francisco de Zurbaran 1634)

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Quel plaisir de lire cet article !
Et quelle belle invitation à la curiosité envers Costa, envers les autres artistes évoqués : grand bienfait pour quelqu'un comme moi, si peu cultivé...
Je suis singulièrement troublé par le cabanon du Corbusier que, entre autres, je ne connaissais pas.
Et toute la partie sur le logement est si heureuse à lire tant elle rend justice à cet aspect du film de Costa. " L'espace domestique, réduit à l'essentiel fait corps avec les habitants." Oui, c'est bien ce qui sera perdu dans la nouvelle cité… Ce que Ventura essaie de contrer, Don Quichotte qui se bat contre des immmeubles...
En ce sens, le travail de Roland Simounet me semble passionnant...
Cézanne me parle très directement, mais sans doute aussi parce que c'est l'un des rares dont je connaisse un peu l'oeuvre. Les citations sont d'ailleurs magnifiques. Je viens tout juste de découvrir le site que tu signales en commençant mes recherches sur Costa...
Bref, bref, bref : merci pour tout ça...
Hmm... A bientôt donc... A relire cet article, tant de choses m'y interpellent, et à en découvrir bien d'autres :-)

'33 a dit…

quelle culture ! passionnant.