Le monde se trouvant dans l'état où il est, il ne fallait pas s'attendre à ce qu'un film dénommé O Estado de mundo ("l'état du monde" en VF, mais que c'est beau le portugais) brosse les spectateurs dans le sens du poil.
Ce film collectif s'ouvre avec une sensible ballade fluviale sous habillage films de famille d'Apichatpong Weerasethakul. Luminous People est une ballade où l'on disperse tout de même les cendres des défunts dans les eaux pour mieux continuer à dialoguer avec lui (la communication post-mortem, sous-thème récurrent de plusieurs opus de ce festival). Ce sera à peu près la seule note de douceur de ce film collectif.
Retenons surtout le fragment de Wang Bing Brutality Factory où dans les ruines d'un complexe industriel voué à la démolition resurgissent les fantômes des bourreaux et des victimes de la Révolution Culturelle. Moment plus qu'inconfortable, mais en prenant frontalement le risque de la représentation de la douleur et de l'oppression, le film en fait beaucoup sur le "devoir de mémoire" et fait un sort bienvenu aux discours compassés.
Enfin, avec le dernier fragment, Tombée de nuit sur Shanghai de Chantal Akerman allons-nous enfin avoir droit à un peu de sérénité? Possible tant cela sent le "film installation", grande embrassée visuelle sur le Bund de Shanghai, ce skyline qui est déjà au XXI eme siècle ce que Manhattan a été au XXeme. La déclinaison de la lumière, les variations paysagères de l'empire de signes commerciaux, on voit venir cela de trop loin. Allons-nous tenir là notre Impression soleil levant des années 2000 ? Mais Akerman ne donne pas dans la vidéo chic type Dominique Gonzales Forster. Confiance absolue dans son cadre et dans rien d'autre ! Et là, la pollution n'est pas là où on l'attend. Notre oeil peut trouver une certaine poésie à ce paysage commercial fait de signes et de fulgurance, mais que peut notre oreille face à la pollution sonore et incontrolable: jingles horribles, ritournelles tubesques qui surgissent d'on ne sait où, mais auxquelles on ne peut pas échapper. D'où viennent tous ces sons qui remplissent le paysage urbain et que la caméra d'Akerman se contente d'enregistrer ? Impossible de le savoir, mais ils sont là, il va falloir faire avec. Plus d'espace public, mais une ville transformée en centre commercial à ciel ouvert, livré continuellement à l'agression auditive et commerciale. Pas le choix ! Il va falloir faire avec ! Mauvaise nouvelle du monde. La ville commerciale est venue à bout du silence. Fin de la projection la plus éprouvante du Festival. Un immense "Aaaaaaahhhhhh!!!!!!" parcourt la salle. Ca fait du bien quand ça s'arrête. Mais tout de suite, voila, voila que ca recommence. On ressort a l'air libre, pollution visuelle et sonore a tous les etages. Mais, t'es a Cannes, mec ! Fais pas ta mijoree ! Cette vulgarité qui nous saute à la gueule, c'est ça, le devenir du monde? Du Shanghai-Cannes partout ? Vivement la prochaine projection. Car c'est bien le grand avantage de Cannes. L'extérieur est tellement hystérique et vulgaire que les projections sont des havres de paix qui nous laissent seuls nous et notre conscience face-à-face avec les images, quand bien même celles-ci seraient bien peu accomodantes.
2 commentaires:
Salut c'est Basile, j'aime bien passer te lire parfois, et puis les films c'est super cool de les découvrir de cette manière. Freud est en train de m'expliquer que la liberté individuelle menace la civilisation (je résume avec mes mots), que l'une marche sur l'autre. En fait il commence par le dire dans l'autre sens : la civilisation consiste en un refoulement de pulsions naturelles, les instincts. Toute forme de civilisation est un renoncement à certains instincts. Je découvre cela avec stupéfaction.
Quand tu sors d'une projection cannoise, au milieu de la croisette, tu te retrouves immédiatement au coeur d'un flux d'utopies individualistes, c'est vulgaire car ce n'est pas civilisé, c'est libre. La vulgarité vue comme une absence d'harmonie, une absence d'ordre, d'un ordre non pas vu sous l'angle répressif, mais sous l'angle de la volonté et de la décision. C'est un piège gigantesque que cette notion de liberté, et à côté il y a ce piège monumental de la notion de vérité. Les choses vues de cette manière, par Freud, m'apaisent et surtout (pardon, c'est là où je voulais en venir, en fait) me racontent que "cette vulgarité qui nous saute à la gueule" n'est pas fatalement le devenir du monde, elle ne l'est qu'actuellement, elle est le signe qu'un monde est en train d'advenir, elle n'existe que jusqu'à nouvel ordre... et en cela elle est finalement précieuse parce qu'amenée elle aussi à faire place à un ordre. Le Français, qui dans cette construction du nouveau incarne l'ancienne souche en biodégradation, a à mon avis tout intérêt à rincer son regard, éliminer les vieux relents de la "magnificience passée", qui, comme il se doit, est tout entière occupée à périr (par exemple dans les malheureux films de Christophe Honoré, ne t'en déplaise), il doit cesser de concevoir de la beauté et de la majesté dans ce qui meure et occupe aussi douloureusement qu'inutilement son regard, il a tout intérêt à regarder dans l'autre sens, mais effectivement, c'est une vision pour le moins difficile, si décevante pour ceux qui connaissent si bien l'ancien et l'honorent (une partie de ceux, par exemple, qui ont élu notre nouveau président). Dans cette autre perspective, cette perspective d'avenir qui s'offre à la sortie d'une projection cannoise, cette "vulgarité qui saute à la gueule" n'est rien d'autre que le soubresaut, la naissance d'une civilisation prochaine. Cela nous apparait nécessairement violemment - il ne peut pas en être autrement - comme peut l'êrte un accouchement, à nous qui provenons de l'auparavant, du stable, de l'accompli, de la magnificience passée scrupuleusement conservée mais inconservable éternellement. En fait, cette nouveauté, cette vulgarité à la sortie de Cannes, il s'agit de pure vie, il s'agit de germes de civilisation. Là s'invente brutalement la suite, là les êtres apprennent à se comporter ensemble autrement, plus comme avant (donc vulgairement) mais pas moins bien qu'avant non plus. Le mieux de demain, c'est ça le devenir du monde.
Merci Basile
Ce billet tendait aussi à rendre compte de l'intérêt voire de la nécessité qu'il y aurait à voir les films à Cannes. Deux raisons: d'abord, on n'est pas sûr qu'ils sortiront tous un jour. Ensuite et surtout, l'hystérie, la "vulgarité qui nous saute à la gueule" and so on me poussent naturellement à trouver refuge dans les salles obscures. C'est peut-être une excitation de la phobie constitutive du cinéphile (fuir le monde pour mieux le connaître par écran interposé), mais ce mouvement dialectique redonne à la salle son statut de havre de paix, havre idéal pour découvrir les films dans une grande attention et une grande concentration, pour ma part, bien plus importante ici qu'à Paris. C'est donc vrai que j'ai besoin de cette "vulgarité qui nous saute à la gueule" pour mieux aiguiser mon regard.
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