vendredi 27 avril 2007

Hors la ville, la vie

Dans l’Homme sans passé (Aki Kaurismaki 2002), l’action se déroule hors la ville. Pourtant, nous ne sommes pas dans des paysages bucoliques ou dans des espaces vierges. Nous sommes dans un entre-deux, composite de « nature indigne » (herbes folles, terrains vagues) et de paysages industriels. La ville est toujours là, à portée de vue des personnages, sous leurs yeux, mais à distance.
Il s’agit là de prendre un congé de la ville, de s’y tenir en dehors, le temps de s’y reconstruire et, en même temps, de réinventer la communauté.

Pour venir par ici, hors la ville, il faut traverser le Styx et pouvoir ensuite se relever.
Une fois debout, il faut pouvoir construire une nouvelle ville, une ville de pionniers, une ville revenue aux éléments originels de l’architecture. Un container de chantier devient la cabane primitive, un abri souverain.
Un arbre et un potager au bord de l’eau deviennent un lieu du partage, un Eden minimal, mais un Eden quand même.

L’Homme sans passé est sans doute l’un des seuls films (le seul ?) où la périphérie de la ville n’est pas désignée comme le lieu d’une relégation sociale, mais au contraire comme le lieu d’une nouvelle chance, d’un nouveau départ, d’une nouvelle vi(ll)e à recommencer.
Mais si l’homme est sans passé, il n’envisage pas son avenir sans la ville. Une fois qu’il a retrouvé la mémoire et les sentiments, il peut revenir vers la ville. Son absence n’aura été que temporaire et c’est dans la ville qu’il vivra dorénavant au présent.
On est tout au bord d’Helsinki, mais on pourrait être tout au bord de n’importe quelle autre ville occidentale qui, toutes, doivent un jour réinventer leur périphérie.

Peau douce et flux tendu

Entendu hier soir sur France Culture et encore podcastable (émission du 26 avril) pendant une semaine, Les hommes ont la peau douce de Sylvie Gasteau repose sur un pari sonore original et instructif. En surimpression de la bande-son de La Peau Douce (François Truffaut 1964) sont enregistrées les réactions d’une dizaine de spectateurs masculins qui découvrent le film en direct. L’expérience vaut surtout par sa restitution du flux de pensées, d’(in)attentions ponctuelles et de remarques désordonnées qui nous saisissent à la découverte d’un film. Qu’est-ce qu’on remarque d’abord : la facture du film, le charisme des acteurs, la vraisemblance de l’histoire, ou tout autre chose qui « nous font penser à » ? Assez vite, d’ailleurs, les réactions des spectateurs débordent le strict cadre du film et au cœur de cet « échantillon représentatif » masculin, l’identification joue à plein. Evidemment, le choix du film n’est pas innocent, car il apparaît que découvrir cet opus truffaldien sec et nerveux, où adultère rime avec thriller, permet, en partie, de rejouer sa propre histoire, serait-ce par procuration.

mardi 24 avril 2007

Là où le cinéma ne va pas : du côté de la danse

Les moments de cinéma qui ont à voir avec la danse sont sans doute parmi les plus beaux. Mais si c'étaient les plus rares ?

Dans une interview récente au Monde, le fort honoré Christophe Honoré s’étonnait que les cinéastes français ne fassent jamais appel aux chorégraphes contemporains. Quelle dissymétrie flagrante, en effet, entre les praticiens de ces deux disciplines ! Il y a quelques semaines, Nasser Martin-Gousset proposait un Péplum tonique et furibard au Théâtre de la Ville. Edouard Lock –La la la human steps – accompagne toutes ses créations de courts-métrages qu’il a réalisés. L’art de la citation sonore d’Angelin Preljocalj découle en droite ligne de celui de Godard… And so on… Les exemples foisonnent. Alors qu’on ne compte plus les chorégraphes formés, nourris, hantés par le cinéma, quels sont les cinéastes d’aujourd’hui influencés, voire simplement intéressés par la danse ?
Ces dernières années, il y a bien eu l’invitation lancée par Claire Denis à Bernardo Montet et le beau pont lancé vers une symbiose entre danse et cinéma par Beau Travail (1999). Il y a aussi eu Mods (Serge Bozon 2002), sa fierté de film auto-produit avec les économies du réalisateur (comme un premier vinyle), ses chiches chorégraphies (de Julie Desprairies , ses danseurs étriqués et ses refrains rageurs, film peut-être poseur, mais dont la pose (et l’impossibilité d’en sortir ?) est justement le motif et le sujet. Hormis ces deux ovnis, quoi d’autre ? Dans la foulée de Huit Femmes (François Ozon 2002), on a vu beaucoup de films avec des chansons jouant continuellement sur la reconnaissance tubesque, le second degré et l’ironie facile, mais, depuis combien de temps n’y a-t-il pas eu, dans la production française, un beau moment dansé, ressenti au premier degré, dans la pureté de l’instant, un moment aussi vibrant que :

Cette belle initiation de mambo que donne une jeune fille souriante à un garçon si droit dans la vie, mais si gauche quand il s’agit de danser. Mains dans les mains, yeux dans les yeux, regards dans la caméra, complices quand même, ce sont les derniers moments de leurs vacances. C’est presque à la fin d’ Adieu Philippine (Jacques Rozier 1962)

Le madison simultané d’un trio désaccordé au milieu de Bande à part (Jean-Luc Godard 1965) et le remake de cette séquence dans Simple Men (Hal Hartley 1993) vers une danse difficile à décrire, si ce n’est par la belle nervosité électrique qui anime le trio. Normal. Quarante ans plus tard, ce n’est plus sur le son d’un orchestre de guinguette qu’évolue le trio de danseurs, mais sur « Cool Thing » de Sonic Youth, groupe difficile à décrire si ce n’est par la belle nervosité électrique qui continue à habiter ce quatuor.

Le twist dégingandé de Vittorio Gassman, seul danseur dissonant et individualiste sur la piste du dancing du Fanfaron (Dino Risi 1950). Il y a beau avoir cinquante danseurs autour de lui. Le spectateur n’a d’yeux que pour lui. En maltraitant la danse, il la réinvente. (cf photogramme tout en haut).

Bref, dans le cinéma récent, il me manque ces moments où les mouvements du corps parlent avant les mouvements de la psychologie. Ces moments assez peu descriptibles sur le papier. Ces moments qui saisissent un élan, une jeunesse, une fougue. Ces moments qui, sans doute au moment de la prise, étaient intimement partagés par les acteurs comme par le cinéaste.

Mais ce n’est pas uniquement dans les « numéros chantés et dansés » que l’apport de la danse au cinéma peut se mesurer. Finalement, quand une conception de mise en scène est marquante, elle a toujours à voir avec la chorégraphie.

Prenons l’exemple des Amants Réguliers (Philippe Garrel 2005). Si le film se présente dans une veine littéraire romantique absolutiste, il m’intéresse surtout par ses moments sans dialogues. Il y a déjà cette très belle scène de boîte de nuit, plus belle bande-annonce de tous les temps, chorégraphie d’entrées et de sorties de champ, chorégraphies de visages radieux, de costumes sombres et de robes blanches qui tombent pile sous la lumière. Chorégraphie où tout paraît réglé, mais en même temps toujours à la limite du foutraque. Et cette conception chorégraphique irrigue l’ensemble du film, en particulier durant les scènes de barricade. L’attente au pied de la barricade, les assauts menés en groupe, les poursuites puis les jeux de chat et de la souris avec les CRS, quatre mouvements (au sens musical), quatre rythmes de déplacements, de cadrages et de montage pour décrire un moment historique en train de s’écrire dans la rue.

Ce que la danse apporte aussi, c’est aussi un autre humour, un humour particulier assez éloigné de celui répandu à la télé et au ciné, un humour légèrement incrédule. C’est celui de cette pièce d’Andreas Rost Solo für Ramallah http://www.monitoranimation.de/dltv/rost.html . S’agit-il là d’un pur documentaire ou d’un happening de vidéaste ou de danseur ? L’indécision du statut des images nous pousse aux questions. Qui est ce policier que nous voyons se contorsionner, comme agité par des élastiques invisibles ? Un danseur refoulé ? Un hurluberlu ? Un amateur éclairé ? Dans son métier, agit-il tous les jours comme cela ? A-t-il été rétrogradé à la circulation à causse de son tempérament incontrôlable ? Et pourquoi la population autour de lui qui traverse ce carrefour paraît-elle faire comme si de rien n’était ? Autant de questions agitées par cette vidéo. Bien la preuve qu’un parti pris chorégraphique peut faire naître de multiples pistes fictionnelles.

vendredi 20 avril 2007

Mon avis sur les films avant de les avoir vus

A la sortie de My Blueberry Nights de Wong Kar Wai on se demandera qui de Darius Khondji ou Christopher Doyle est le meilleur chef op.
A la sortie de Paranoid Park de Gus van Sant, il apparaîtra que Chris Doyle est un chef op plus sensible que Darius Khondji, mais surtout que Gus van Sant reste le plus grand poète de l’adolescence.
A la sortie de Breath de Kim Ki-Duk, on dira qu’il faudrait que Cannes arrête de sélectionner les films de prestige financés par les ambassades pour aller juste dans les festivals.
A la sortie de L’Homme de Londres de Bela Tarr, on dira avoir été bluffé par les plans-séquences, mais que quand même cette noirceur à tout crin, c’est fatigant.
A la sortie du Scaphandre et du Papillon de Julian Schnabel, le bruit courra que Mathieu Amalric file tout droit vers le prix d’interprétation et que, de toute façon, respect pour un acteur qui joue chez Vincent Dieutre et Damien Odoul après être passé chez Spielberg.
A la sortie d’ Une Vieille Maîtresse de Catherine Breillat, on dira qu’il faut toujours des spectateurs qui sifflent dans un festival. Il paraîtrait même que Catherine Breillat et Asia Argento en voudraient plus.
A la sortie d’ Import/Export d’Ulrich Seidl, on dira qu’il faut toujours des spectateurs qui sifflent dans un festival. Il paraîtrait même que Seidl en voudrait plus.
A la sortie de Lumière silencieuse de Carlos Reyagdas, on dira qu’il y a une différence entre faire bouger sa caméra dans tous les sens et réaliser de vrais plans-séquences. Comme les sifflets seront peut-être plus forts que prévus, on aura du mal à se faire entendre.
A la sortie de Promise me this de Emir Kusturica, on se dira que le cocktail « alcool, musique, sentiments exacerbés », ça va bien une heure, mais qu’après c’est saoûlant.
A la sortie de De l’autre côté de Fatih Akin, on se dira que le cocktail « alcool, musique, sentiments exacerbés », ça va bien une demi-heure, mais qu’après c’est saoulant.
A la sortie de La Forêt de Mogari de Naomi Kawase, on sera troublé d’être ému à ce point-là, comme si les personnages du film étaient les membres de notre propre famille.
A la sortie de Secret Sunshine de Lee Chang-dong, on se dira que le cinéma coréen est vraiment le plus inventif du moment, dans sa capacité à produire des œuvres novatrices sur la forme, sans négliger la haute tenue romanesque.
A la sortie des Chansons d’Amour de Christophe Honoré, on sera sûr de lire dans le Libé du lendemain la critique dithyrambique de rigueur sous le titre « Honoré et enchanté ».
A la sortie de Perspépolis de Marjane Satrapi, on se dit qu’une animation limitée ne gâche pas un propos fort de même qu’un graphisme limité ne limitait pas le propos fort de la BD, et que si George Bush et Ahmadinejad pouvaient voir le film…
A la sortie de No country for old men des frères Coen, on se dira que cette pause de trois ans que se sont octroyés les frères Coen était le plus grand bien qu’ils pouvaient se faire à eux-mêmes, parce que leur cinéma tournait en rond.
A la sortie de We own the night, on se dira que ce silence de sept ans qu’a subi James Gray depuis son dernier film est bien la preuve des difficultés croissantes d’un auteur à travailler dans le système hollywoodien.
A la sortie de Deathproof, on se dira qu’il faudrait que Tarantino bosse autant ses scénarios que ses délires filmiques.
A la sortie de Zodiac, on se dira que cette longue attente de cinq ans depuis son dernier film a bien été mise à profit par David Fincher pour qu’il travaille autant son scénario que ses délires filmiques.
A la sortie de The Banishment d’Andrey Zvyagintsev, on se dira qu’il est bon qu’un jeune cinéaste poursuive la démarche de Tarkovski, même s’il est nécessairement moins habité que son maître.
A la sortie de Tehilim de Raphaël Nadjari, on se dira qu’il est bon qu’un jeune cinéaste poursuive la démarche de John Cassavetes, même s’il est nécessairement moins habité que son maître.
A la sortie d’ Alexandra d’Alexander Sokourov, on se dira qu’il est bon qu’un cinéaste russe poursuive la démarche de Tarkovski et qu’il est peut-être tout autant habité que son maître.
Enfin, à la sortie de 4 mois, 3 semaines et 2 jours de Cristian Mungiu, on aura tout d’abord peur de ne rien trouver à dire parce que ce cinéaste, on n’en avait jamais entendu parler, et puis finalement on sera rassuré que la Compétition Officielle donne sa chance à un réalisateur inconnu.

Cannes est dans un mois. Vivement la vision des films (là-bas ou ailleurs, dans un mois ou dans un an) pour se débarrasser de toutes ces méchantes et sales idées reçues qui encombrent déjà nos cerveaux avant même que la moindre image ne soit passée par nos rétines.

jeudi 19 avril 2007

Berlin / Beyrouth

« Berlin has six letters. Beirut has six letters too. » Ces phrases comparatives sont les toutes premières de BerlinBeirut, court-métrage sensible et malicieux de Myrna Maakaron 2004) passé hier soir sur Arte à 00h30 (prime-time pour le court). Comment le sous-titreur va-t-il se sortir de ce piège ? Car l’égalité des lettres épelées ne marche pas en français. Il aurait vite fait d’accuser ce foutu « H » final de « Beyrouth » qui comme celui initial de « Hawaï » ne servirait à rien (dixit Brice de Nice), mais si ce « H » n’était pas là, la capitale libanaise risquerait de se prononcer « Bayrou » ce qui rajouterait encore un quiproquo politico-diplomatique à une situation déjà assez compliquée comme ça.

Et donc le sous-titreur s’en sort avec « Berlin commence par un B. Beyrouth commence aussi par un B », somme toute, un argument comme un autre.

Mais des arguments, il y en a d’autres, nettement plus profonds.

Les traces de la guerre, les façades criblées, la partition Est/Ouest, les anciennes lignes de démarcation, les franchissements impossibles, le souvenir de ceux qui ont été abattus pour avoir tenté de les traverser… et puis tout de suite après l’avidité de la reconstruction pour engloutir les traces de ces deux villes blessées.

Le film basé sur le simple parcours de la réalisatrice révèle les raccords urbains et émotionnels entre ces deux villes. Rien de solennel là-dedans, mais plutôt un plaisir de la flânerie, de la dérive hantée par le souvenir. Art du montage et de la disjonction, du raccord mouvement dans deux espaces dissemblables. Souvent, la voix-off décrit un endroit de Berlin sur des images de Beyrouth et ça « colle » parfaitement. Quant l’art du montage crée une troisième ville, concrète et fantasmatique à la fois.

mercredi 18 avril 2007

Jacques-Manoel de Olirivetteira

Ironique chassé-croisé qui sans doute ravit ses propres protagonistes.

Au moment où le dernier film Jacques Rivette prend des tournures très oliveiresques dans son approche des passions contraintes, de la représentation et du verbe filmé, c’est le cinéaste portugais qui reprend le flambeau du jeu de piste parisien avec Belle Toujours. Ce dont j’ai été frustré dans la rencontre annoncée entre « Balzac, grand écrivain de Paris » et « Rivette, grand cinéaste de Paris », c’est-à-dire tout simplement une approche de la ville au diapason des fantasmes sentimentaux des personnages, je l’ai trouvé dans le film d’Oliveira.

Evidemment, l’évidente filiation surréaliste de Belle Toujours ! Evidemment, son imprégnation de Nadja de Breton et du Paysan de Paris d’Aragon !

Au début du Pont du Nord (Jacques Rivette 1982), c’est Bulle Ogier qui ne parle qu’aux statues. Dans Belle Toujours, c’est le cheval de la statue de Jeanne d’Arc qui fait de l’œil à Piccoli. C’est fou toutes les confidences que recueillent les sculptures en plein air.

mardi 17 avril 2007

Un chef d'oeuvre inconnu: Les Naufragés de l'île de la Tortue (Jacques Rozier 1976)

Renié par Pierre Richard, seul flop commercial de l’acteur durant les années 70 et 80, Les naufragés de l’île de la tortue est pourtant l’une de ses rares rencontres avec un authentique cinéaste. Et le film, un alliage rare entre la comédie de mœurs et un cinéma de l’attente. S’il y avait une justice, tous ceux qui ont vu les Bronzés ou les Randonneurs, lu Plateforme de Houellebecq et regardé Koh-Lanta militeraient pour que la télé diffuse une fois par an en prime-time les Naufragés… parce que c’est quand même beaucoup mieux que tout ça, mais y a pas de justice…

Comment les gens dont le métier est d’organiser des voyages prennent-ils des vacances ? Si l’on désire le désordre, faut-il un minimum l’organiser ? On ne sait si c’est pour répondre à des énigmes de cet acabit que Jacques Rozier a eu l’idée des Naufragés… Toujours est-il que ce film interroge, chez nous autres urbains au quotidien balisé, notre salutaire attirance pour la perte de repères, surtout en période estivale.

Mais d’abord, qu’est-ce que ça raconte ?

Jean-Arthur Bonaventure (donner un nom pareil à Pierre Richard dans un film, c’est déjà classe), employé dans une agence de voyages, propose un nouveau « concept » : les vacances Robinson Crusoé, « 3000 balles, rien compris ». Le patron est séduit par son idée, mais il faut d’abord la tester. A peine parti pour des repérages, Bonaventure doit accueillir les premiers clients à qui l'on s’est dépêché de vendre le concept et leur masque l’inorganisation de « ce retour à la nature ». Trouvant que « l’esprit Robinson » a du mal à imprégner le groupe, il transformera, à coups de marches épuisantes, de jets de bagages à l’eau et de cabotages sans boussole, ses vacanciers en vrais naufragés.

Ça ne vous rappelle rien ? A la découverte de ce film, près de trente ans après sa réalisation, ce qui frappe d’abord c’est sa proximité avec d’autres « produits » de masse, comme s’il avait prophétisé, à lui tout seul, Plateforme de Houellebecq, « Koh Lanta » voire « L’île de la tentation ». Pourtant, rien à voir avec tout ça ! S’il est question de charters et d’îles désertes, les Naufragés... se situent à l’antithèse du cynisme qui gouverne ces autres exemples. Les Naufragés…, ce serait plutôt un Plateforme un poil plus souriant et finalement serein, un "Koh-Lanta" zen, une île où la tentation serait débarrassée de toute moralisation.

Car, l’air de rien, tout imprégné de son époque, les Naufragés…, huit ans après 68, scrute les toutes dernières braises de l’hédonisme post-baba et constate la transformation d’une démarche plus ou moins contestataire en un produit de loisir de masse. Ainsi, mine de rien, il témoigne de la domestication, en moins d’une décennie, du « désir de désordre » soixante-huitard vers une consommation hédoniste, mais régulée.

Tous les films de Jacques Rozier racontent des voyages qui, à un moment, déraillent. En voiture (Adieu Philippine 1961), en bateau (Du côté d’Orouët 1969), en train et en bateau (Maine Océan 1985), en avion, en bateau et en jeep (les Naufragés…), c’est à bord des moyens de transport que les personnages désorientés et livrés à eux-mêmes révèlent leur vraie nature. C’est ce qui nous vaut d’ailleurs les moments de bravoure du cinéaste, moments de pur présent, où le spectateur est littéralement embarqué dans la fiction au même niveau que les personnages. Ainsi, les variations du paysage, le gonflement d’une voile, l’attente sur le pont d’un bateau devenu immobile peuvent devenir les seuls « évènements » cinématographiques. Même si Jacques Rozier n’a pas la maîtrise formelle d’Antonioni, il y a tout de même quelque chose de sa « modernité cinématographique » dans sa façon de faire confiance à ces moments de creux, ces moments de vacances (au double sens du mot).

Ce surgissement de « moments de présent » au sein d’une comédie (ou tout du moins d’un film qui en prend tous les atours) est sans doute ce qui a toujours désorienté une certaine partie du public face aux films de Jacques Rozier. Car même si l’on rit beaucoup, même si Pierre Richard trouve, comme rarement dans sa filmographie, un rôle à double-fond (ses gaffes finissent par devenir inquiétantes), un film qui néglige à ce point-là l’efficacité et cultive sa nonchalance peut-il être qualifié de « comédie » dans les colonnes de Pariscope de 1976 ?

Tentative (certes, très téléramesque) de caractérisation du genre des Naufragés… Faisons snob : "Sea-movie", soit un road-movie sur l’eau. Tourné la même année que Au fil du temps de Wenders, les Naufragés… témoigne, comme le manifeste allemand de la même confiance donnée au regard sur le paysage, à l’errance et à l’attente.

Pour autant, tout n’est pas qu’errance chez Rozier. Il y a aussi des vrais scènes de comédie, portées aussi par un chouette casting. A côté de Pierre Richard, Villeret, Balmer, Patrick Chesnais font leurs débuts. Comme Pierre Barouh s’occupait des disques Saravah (Higelin, Areski, Brigitte Fontaine), les disques avec la meilleure devise du monde : « il y a des années où l’on a envie de ne rien faire », il ne pouvait que se retrouver acteur dans un film avec un tel parfum libertaire et rejoindre la troupe.

Juste pour donner envie, les deux meilleures scènes du film.

Au matin, Bonaventure (Pierre Richard) et Gros Nono (Jacques Villeret) débarquent sur un îlet vierge. Bonaventure plante un drapeau blanc et se lance dans une tirade lyrique : « Au nom du Roi de France, je prends possession de ces terres vierges et inconnues », ce à quoi Gros Nono lui répond par la plantation d’un drapeau bleu, blanc, rouge. Son monologue est un condensé de l’Histoire moderne : « une fois le Roi guillotiné, la République instaurée, des routes, des hôpitaux et des écoles équiperont ces terres vierges », puis il dédie son propos aux valeurs de la République (instruction, éducation, santé, etc). La succession de ces deux monologues successifs évoque un Sim City historique, un condensé de l’Histoire de France pour les Nuls (lecture de vacances de François Hollande).

L’autre meilleur moment se passe sur le pont du bateau qui doit conduire les vacanciers naufragés sur leur île déserte. Là, à quelques encablures de la côte, Bonaventure fait tomber les voiles pour, décrète-t-il, recréer les conditions du naufrage de Robinson Crusoé, telles que dans l’édition du roman qu’il a toujours avec lui. S’ensuivent lectures, débats, jets de bagages et c’est finalement Bonaventure qui se « sacrifiera pour l’exemple » par peur de l’immobilisme. Comme dit, Gros Nono (Villeret), « son idée est pas inintéressante, mais son application, je la trouve trop théorique ». C’est précisément, l’air de rien encore une fois, l’un des sujets du film : la conformation du réel à un discours, la difficulté de la négociation démocratique pour parvenir à un « idéal » commun. Derrière la comédie, pointe la fable, le conte philosophique, très dix-huitième finalement.

Enfin, c’est au niveau de la forme que les Naufragés… est une sorte de manifeste pour l’impréparation. Entre son héros et le réalisateur, il y aurait sans doute une certaine connivence de situation. Parti tourner aux Antilles sans y avoir mis les pieds, sans avoir repéré ni préparé, Rozier filme au gré du vent. Son équipe de tournage n’a pas dû être tellement mieux choyée que les vacanciers de son histoire. Au fond, pour réussir son documentaire sur le désarroi des urbains quand ils se retrouvent sans attaches, une ou deux semaines par an, Rozier recherche ce qui fait cauchemarder n’importe quel réalisateur ou producteur, l’impréparation et la désorganisation. Il n’y a peut-être que dans les années 70, années bénies, que l’on pouvait se permettre de financer des films sans scénario, sans chaîne de télé, sans commission, sans note d’intention, mais avec juste l’envie d’aller quelque part et la confiance absolue qu’on allait y trouver quelque chose de précieux. Quand un cinéaste qui ne sait pas de quoi sera fait nous montre que le plus beau, c’est de ne jamais savoir, on n’a pas envie que le film s’arrête.

Les blagues sont dans la rue

Le 20 /02 /2002 à 20 heures 02, minute du grand palindrome, ce bout d'asphalte séchait.

J-5, pas de sequel*(le) au 21 avril

LE DEUXIEME TOUR, QUAND MEME !
PAS UNE DEUXIEME FOIS !

*sequel: terme américain qui désigne la suite d'un film à succès


vendredi 13 avril 2007

Un chef d'oeuvre inconnu: Walkower (Jerzy Skolimowski 1965)

Quasi premier opus d’un poète turbulent et joueur, Walkower, autoportrait du cinéaste en perpétuel outsider est un film qui nous fait voir à quoi ressemble le cinéma quand pour son auteur, un film, c’est le match de sa vie. Tentative de description pour vous donner envie de signer des pétitions pour sa sortie en DVD.

Copains de promo à l’école de Lodz, Roman Polanski et Jerzy Skolimowski semblaient partis sur des rails parallèles. Le succès du Couteau dans l’eau, premier film de Roman, coscénarisé par Jerzy augurait d’une bien belle œuvre à venir de ce duo de (faux) jumeaux prodiges. Las des histoires écrites à l’avance, Polanski prit rapidement son envol en solo jusqu’à la reconnaissance qu’on lui connaît (période 70-80’s) et les nanars qu’on lui déplore(période 80-90’s), tandis que Skolimowski, fidèle à son esprit de bricoleur juvénile, alignait les séries B d’auteur, plus ou moins vues et connues, mais surtout, pour les plus réussies, ayant gardé intact leur esprit cinglant et leur vitalité débordante.

Parmi ces films, l’un de ses premiers Walkower est un pur précipité de la démarche skolimowskienne. Plus qu’un simple autoportrait (motif classique pour des premiers films d’auteur), Skolimowski invente là le manifeste du cinéaste en perpétuel adolescent, bouillonnant, imprévisible, inventant la chorégraphie pour corps et pour caméra. Skolimowski déborde. Pas seulement cinéaste, il aurait voulu être jazzman et pratique également la boxe à ses heures. C’est un boxeur plutôt amateur, plutôt loser, mais peut-on être un winner dans la Pologne communiste de 1965 ?

En bon sportif, Skolimowski compense ses points faibles (ou ceux qu’il croit comme tels) par un surinvestissement de ses points forts. En bon sportif, il fait corps avec sa caméra et épuise ses possibilités. Après tout, le cinéma n’est qu’un jeu. En bon boxeur comme en bon joueur de poker, il a aussi un jeu (de jambes) qui se défend. En bon jazzman, il cherche le tempo, le chorus, la variation qui fera que tout ça tiendra, on ne sait comment, mais ça tiendra. Un plan-séquence, puis deux, puis trois comme autant de séances d’entraînement avant de passer au match. Quand il en a une dizaine, ça suffit à faire un long-métrage. Et chacun de ces plans-séquences est une vraie mine : alternance ou contrepoints de rythmes lents ou rapides, de passages d’un intérieur à un extérieur, de jeu entre le premier et l’arrière-plan, de net qui ne prend sa valeur que grâce au flou. S’il est un film dont l’absence en DVD est bien cruelle, c’est bien celui-là. Quelle délectation aurions-nous à disséquer chacun de ces plans-séquences, photogramme par photogramme, pour deviner à quel moment l’espace s’infléchit, la trajectoire se biaise, le cinéaste acrobate prend son envol.

Comme seul « bonus », il nous reste une séquence de la défunte et chérie émission « Cinéma-Cinémas » montrait Skolimowski à la table de montage devant le plus fameux moment du film : une « poursuite » dialoguée entre un train et une moto (cadrée par la fenêtre du train) jusqu’à ce que Skolimowski, le héros, saute du train en marche et rejoigne la moto. Plan réalisé à cinq personnes, trois prises. Dans la première, le train roule à 40 km/h. Dans la deuxième à 50. Dans la troisième, à 60. Les trois prises sont bonnes.

Pourtant, la virtuosité à tout prix est souvent agaçante. Qu’est-ce qui fait qu’ici, elle touche à ce point-là ?

C’est justement qu’elle n’est jamais acquise, qu’elle reste en perpétuel déséquilibre. Comme le jeu de jambes ! Jamais les deux pieds à terre ! Toujours sautiller ! Toujours en recherche de nouveaux appuis ! Un film comme un match. Le coup de semonce menace de surgir à tout moment. Ne jamais oublier que c’est un boxeur qui fabrique ces images et ces plans, qu’il sait qu’il peut rester neuf secondes à terre si, à la dixième, il parvient à se relever. S’il s’expose, c’est pour mieux riposter. C’est quand le KO semble proche que l’uppercut est dégainé.

Ainsi, tout le film oscille sur la frange, entre la grâce et l’hébétement, entre l’immaturité et la maturité. C’est finalement cette coexistence qui donne tellement de vérité à l’autoportrait qui devient celui de toute une jeunesse. Car, finalement que raconte Walkower ? Rien d’une originalité folle : la jeunesse, les rivalités amoureuses et sportives, quand est-ce qu’on est mûr face à tout cela ? Quand est-ce qu’on gagne Quand est-ce qu’on perd ? Le plus important, c’est que la question apparaisse. Les réponses seront toujours ambivalentes. La seule grande question qui intéresse finalement Skolimowski, c’est celle de savoir si l’immaturité et la maturité ne sont pas les deux faces d’une même médaille.

En un sens, Skolimowski est l’anti-Eastwood (dont la maturité est à la fois la grande thématique comme son guide de mise en scène). En ça, il rejoint son compatriote Witold Gombrowicz. D’ailleurs, pour son dernier film, Skolimowski s’est attelé à l’adaptation de Ferdydurke en 1992. La boucle est bouclée.

Depuis, le retour du challenger Skolimowski est devenu l’un des serpents de mer de la cinéphilie mondiale, toujours annoncé, souvent reporté, suivant la vieille mythologie de la crainte du combat de trop. Ce n’est pas grave. En perpétuel outsider, Skolimowski préfère l’espoir à la consécration. Tous les films de Skolimowski ne sont pas des chefs d’œuvre, mais ils ont toujours une part de singularité. Ses personnages adolescents ont hanté d’autres films turbulents et joueurs, comme Deep End tourné à Londres en 1971. Mais les deux incontournables de sa filmographie restent Le Départ avec Jean-Pierre Léaud, rencontre féconde entre la Nouvelle Vague française et les « Nouveaux Cinémas » de l’Est, tourné à Bruxelles en 1967 sous influence graphique de la bédé belge et surtout Travail au noir avec Jeremy Irons (Londres 1982), film dont il a débuté l’écriture le 13 décembre 1981, jour de l’état de guerre en Pologne et qu’il a réussi à sortir six mois plus tard. Plus qu’un simple film militant, Travail au noir est un modèle rageur de film d’intervention, de fable politique et humaine sous influence croisée de Gogol et de Beckett. Comme quoi, la hargne du boxeur ne l’a jamais quitté.

mardi 10 avril 2007

Héroïnes doubles pour films jumeaux

L’histoire commence quand la première, blessée, vient se réfugier chez la seconde.
L’histoire se poursuit parce que chacune veut rentrer à tout prix dans la fiction de l’autre.
L’histoire devient folle, quand chaque héroïne se substitue à l’autre, quand chacune des deux héroïnes devient tour à tour actrices et spectatrices de sa propre histoire.



La traversée du miroir se fait sous les projecteurs d’un cabaret minable où les héroïnes paraissent contraintes de livrer leur image en pâture aux yeux des spectateurs.


Tout se noue et se dénoue, s’embraye et se débraye dans des trajets en voiture conduits par des chauffeurs inconnus, des trajets sur les crêtes de la ville, Los Angeles…. Ou Paris.

Tous ces indices concordants ! Bon sang, mais c’est bien sûr ! Le véritable film matrice de Mulholland Drive (David Lynch 2001), ce n'est pas Sunset Boulevard (Billy Wilder 1950) mais bien Céline et Julie vont en bateau (Jacques Rivette 1974).

Ainsi l’œuvre somme du plus maniaque, du plus claustro, du plus postmoderne des cinéastes était-elle déjà en germe dans le film le plus enfantin, le plus ludique, le plus improvisé de la Nouvelle Vague. Quand le cinéma le plus « under control » prête allégeance au film le moins contrôlé qui soit.

lundi 9 avril 2007

Les films les plus importants dont personne n' a jamais entendu parler

Ils ne passent à la Cinémathèque qu’une fois tous les trente-huit mois. Ils sont inexistants en DVD. Ils sont à peine cotés sur IMDB parce que trop peu les ont vus.

Et pourtant, plutôt que des chefs d’œuvre consacrés, ces films sont des fulgurances qui ouvrent des voies inédites et stimulantes pour le cinéma.

Prochainement, sur cet écran, éloges et louanges de :

Walkower de Jerzy Skolimovski (1965) : la jeunesse et l'amour en douze rounds et en onze plans-séqences.

Les naufragés de l’île de la tortue de Jacques Rozier (1976) : Fuir, là-bas fuir... fuir surtout tous les repères.

Le dernier des immobiles de Nicolas Sornaga (2003): La poésie, c'est contagieux ?

L'art est dans la rue

Montparnasse-Bienvenue
Mark Rothko
Le travelling dans lequel s'immergent les voyageurs au couloir de la station Montparnasse-Bienvenue vaut-il les expériences sensoriello-spirituelles des grandes toiles de Mark Rothko ?





Faut-il toucher à Balzac ?

Une adaptation soignée. Des acteurs habités. Une mise en scène au cordeau. Et pourtant Ne touchez pas la hache de Jacques Rivette ne m’émeut guère. Plus grave (enfin simplement pour moi et je m’en remettrai), ce film ne m’excite guère sur le plan du cinéma. Alors, faut-il toucher à Balzac ? Est-il soluble dans le cinéma ?

Pourtant Rivette s’était déjà attelé à Balzac et ce qui les réunit a déjà longuement été évoqué ailleurs : le goût pour les sociétés secrètes, la description du Paris en mutation comme labyrinthe ou jeu de pistes.


Mais c’est sans doute ça qui manque ici : pourquoi Rivette se cantonne-t-il à ce point à ces scènes de salons, certes toujours très bien écrites, dirigées, jouées mais qui finissent par produire une sensation d’étouffement obsessionnel. On me dira que l’obsession et l’entêtement orgueilleux sont précisément le sujet du film. J’apprécie, en général, les œuvres obsessionnelles, mais précisément quand je me rends compte qu’à force d’appuyer sur le même clou, elles dégagent des émotions inédites (aussi bien chez Bresson que chez Wong Kar Wai). Pas grand-chose de tel ici où le film fini, j’ai eu le sentiment d’une forte absence de contrechamp.


Ce qui m’a gêné ici, c’est peut-être d’avoir attendu, durant tout le temps de la projection, ce que j’ai tellement apprécié dans les autres films de Rivette : le sens du trajet, de l’aventure voire de la perdition au coin de la rue. Lui qui filme si bien les trajets dans Paris, pourquoi, dans son dernier film, met-il si peu le nez dehors ? Pourquoi n’a-t-on aucune idée de la distance physique qui sépare les demeures de Montriveau et de Langeais ? Pourquoi un simple intertitre nous informe-t-il que « la duchesse regardait Paris pour la dernière fois » (je cite de mémoire) ? Je sais bien que le budget du film était plus que modeste. Mais sans appeler à la reconstitution pittoresque, cette privation volontaire de filmer la ville et ses signes de pierre est plus qu’étrange. D’autant plus que c’était la grande force du Pont du Nord, fiction initiatique dans un Paris en friche minée par la ruine et les chantiers (Bercy, le parc Georges Brassens, la Villette).


Ces traces d’un Paris mutant sont toujours chez Rivette de formidables embrayeurs de fiction. Il suffit qu’un seul personnage croit à une aventure possible (Bulle Ogier dans Le pont du Nord ou bien Céline ou bien Julie ou bien…) pour que cette aventure démarre. Ici, la charrue est peut-être mise avant les bœufs, la fiction déjà écrite avant d’être filmée, le jeu de piste déjà balisé avant d’avoir été exploré.

mardi 3 avril 2007

300 / 365

Henri Langlois disait qu'il fallait 300 films pour faire un cinéaste. Il y a 365 jours dans l'année. En moins d'un an, je pourrais donc évoquer ces fameux 300 films. Rendez-vous dans une douzaine de mois pour faire le compte.

Seine Saint-Denis Style

Le festival "Côté court" de Pantin ne permet pas seulement de voir les courts-métrages les (plus ou moins) intéressants courts-métrages de l’année et de constater comment ceux-ci peuvent être enthousiasmants, poseurs ou habités par un ego de cinéaste (rayer les mentions inutiles).
Il organise aussi bon nombre de « séances spéciales » dont celle de vendredi dernier à Saint-Denis intitulée « du faubourg ouvrier à la banlieue contemporaine, lieux de la marge ». Moi-même qui ne fréquente la banlieue principalement sous des prétextes culturels, pour me rendre à la MC 93, au Théâtre de Saint-Denis ou au Ciné 104 et évidemment conscient qu’elle n’est pas une entité homogène, j’étais fort curieux de voir ce que nous renvoyaient ces films réalisés entre 1946 et aujourd’hui.
Le tout premier Aubervilliers (Eli Lothar 1946) est un documentaire édifiant, mais poétique à moins qu’il ne soit édifiant à cause de sa poésie. C’est comme si Carné avait eu l’intuition de Pasolini (la poésie des faubourgs avec les trognes des habitants) ou comme si les photos de Doisneau étaient passées à l’acide de la crasse, la misère et la maladie, tout en gardant leur humanisme. Il n’est rien de dire que cette commande du PCF et de la Ville d’Aubervilliers n’enjolive pas la réalité et l’insalubrité de la commune au sortir de la ville, mais elle le fait en célébrant avec modestie et ferveur une dignité qu’aucune personne filmée n’a daigné abandonner dans les heures sombres de la guerre ou dans l’enfer du travail dans les usines chimiques de Saint-Gobain.

Sarcelles ville nouvelle (David Haddad 2006) bien que distant de soixante ans et absolument déserté de toute présence humaine pourrait lui aussi être taxé d’édifiant. Certains spectateurs ne lui ont pas manqué de lui reprocher son aspect « syndicat d’initiative », mais le film a le grand mérite de prendre à contre-pied les images associées à la ville bétonnée pour montrer sa réalité duale. Le « drame » de ces communes, c’est qu’elles sont passées directement du vieux fonds villageois au bétonnage tous azimuts, en sautant les étapes « naturelles » du développement urbain. Du coup, c’est cette coexistence qui est à inventer. Et le tout dernier plan, absolument stupéfiant, montre une coexistence là où l’on attend le moins : en confrontation directe avec Paris, la ville lumière pourtant à vingt kilomètres de là. On y voit, filmé en accéléré, le jour qui tombe, et tout au loin, la Tour Eiffel s’illuminer. Au fur et à mesure que la lumière tombe, les lumières des appartements s’allument dans les barres d’immeubles et la Tour Eiffel continue à scintiller. Le noir se fait. On ne distingue plus les formes des bâtiments, seule une forme de guirlande lumineuse, Sarcelles devant, Paris derrière. La ville lumière n’est plus celle qu’on croit.

Passons ensuite sur Occupation (John Menick 2006), statique car-movie (un road-movie à l’arrêt) au bord du canal de l’Ourcq, caricature d’ « art subventionné », poseur, réfutant tout récit et toute émotion pour se rendre intéressant, ce qui lui ôte tout intérêt.

J’avais déjà pas mal entendu parler de Sur la piste (2006) et de son auteur Julien Samani que l’on m’avait dit très charismatique. C’était même ce seul titre qui m’avait décidé. Je ne sais pas si Samani a été influencé par Gus van Sant, mais j’y ai pensé dès le premier plan avec sa caméra aimantée par les trajets des personnages. Pourtant, bien loin d’être « sous influence », son film n’est pas loin d’avoir la même force que son modèle supposé. L’idée est toute simple : suivre un groupe de jeunes qui traînent en bas des barres de La Courneuve et voir leurs pérégrinations « sur la piste », dans l’espace social qu’ils semblent habiter avec plus ou moins d’aisance, le plus clair de leur temps. On ne les voit jamais dans leurs familles et l’on sent bien, au détour d’une séquence où l’un des jeunes prend congé du réalisateur, qu’il est hors de question de les filmer dans leur famille. L’autre très belle idée est d’avoir choisi (mais le réalisateur dira qu’il s’agit plutôt de circonstances) un groupe de jeunes vraiment jeune (12-13 ans) alors que ceux que l’on voit « passer à la télé » ont plutôt cinq voire dix ans de plus. L’attendrissement facile à découvrir des jeunes de cet âge est constamment déséquilibré par la dimension limite de leurs pérégrinations et leur flirt avec la « déconnade » voire la délinquance.

J’ai rarement vu un film qui communique à ce point des sensations antagonistes, mais inséparables, sensations viscéralement liées aux personnes filmées : le mouvement et le sur-place, l’insouciance et la gravité, la légèreté et la souffrance et même l’immaturité et la maturité.
Grand, le regard intense et habité par son film, tel est apparu Julien Samani après la projection. Contrairement à beaucoup de personnes dans la salle, il ne connaissait pas grand-chose de la banlieue avant d’y faire son film, mais il n’a rien d’un dandy venant chercher de l’exotisme social à La Courneuve. Tout au contraire, lui comme son film montrent à quel point le cinéma peut être un puissant outil tactile d’appréhension du monde et de la société, surtout dans un contexte dont on ne comprend pas grand-chose et sur lequel on se gardera bien d’apporter des réponses. Là encore, Elephant n’est pas loin.

Mais la vraie et belle découverte de cette projection restera Le mariage de Clovis de Daniel Duval (1969). Film qui commence comme un reportage de « Cinq colonnes à la une » sur ledit Clovis, sortant de prison, vivant dans une cabane sur un terrain vague d’Argenteuil et gagnant sa vie de ferrailleur en désossant des carcasses de voitures. On craint donc l’instantané pittoresque et sociologisant, mais petit à petit un vrai miracle s’opère. L’amitié et la confiance naissent entre le réalisateur et son modèle. D’un film « social », nous passons à un vrai film d’amour. Clovis est amoureux. Clovis va se marier. Clovis va enfin démarrer sa vie. Clovis sent que le film doit surtout faire partager cela à la place d’un constat social. Du coup, nous aussi nous regardons Clovis et sa future femme comme des amis. Il y a une troisième femme qui est là et qui ne dit pas un mot. Comme elle ressemble assez à la mariée, j’ai supposé que c’était sa sœur, mais je n’en saurai jamais plus. Il y a dans ces quinze minutes qui aboutissent au mariage le partage d’une émotion et d’une obsession rare : le couple comme utopie sauvage et enfantine, hors du monde mais voulant aussi le prendre à témoin de son pur amour, loin des apparats et des convenances, bourgeoises diront certains. Je croyais que ces thématiques n’étaient explorées que dans les films de Vigo, de Garrel ou d’Eustache et là, je découvre qu’elles irradient quinze petites minutes d’un cinéaste dont j’ai toujours snobé les films (La Dérobade et Le temps des porte-plumes, rien que les titres, mouaif). Comme quoi, les plus grandes découvertes ne sont pas toujours du côté des auteurs consacrés. Rien que pour ça, ça valait le coup d’avoir déniché cette pépite dont son auteur doit être plus que fier et devrait sur le champ intégrer dans ses DVD.