samedi 21 mai 2011

Notes sur Tree of Life

Exemple de préjugés critiques et de début d’article fantasmé avant d’avoir vu les films :

« 2011, année faste pour Claude Lelouch. Il fête ses 50 ans de cinéma et signe coup sur coup - et en moins de six mois, s'il vous plaît - trois films évènements: Au-delà son premier mélo choral hollywoodien qui le voit notamment renvoyer Roland Emmerich à ses chères études, Les bien-aimés (que l'on découvrira dans quelques jours en clôture de Cannes, et qui entremêle les zépoques, les zamours zé-les-chansons. Et enfin, ce Tree of Life, projet somme sur lequel il travaille depuis plus de dix ans, 2001 du prochain millénaire censé nous révéler, à nous spectateurs zébahis, le vrai sens de la vie vraie depuis tout l'univers, jusqu'à l'infini et plus si affinités. Il va sans dire que les noms de Clint Eastwood, Christophe Honoré et Terrence Malick associés à ces trois films sont évidemment des erreurs conjointes des préposés aux affiches, génériques, bandes-annonces et autres documents informatifs relatifs à ces trois films, mais nos fidèles lecteurs auront, bien entendu, rectifié d'eux-mêmes. »

STOOOOOOOPPP LE MAUVAIS ESPRIT...

Lelouch, inconscient (au double sens du terme) du mauvais goût du cinéma mondial, c’est une affaire entendue, mais pourquoi les cinéastes n’auraient-ils pas le droit non plus d’y aller crânement dans le lyrisme, et de jouer à saute-moutons à travers les époques et les continents ? Pour ce qui concerne le Honoré, disons que, dans sa veine c’est un film…honorable, mais évidemment de bien moins grande portée que Tree of Life, sur lequel je jette des premières (et j'espère pas trop confuses) impressions.

Bon, alors, c’est vrai que dans ce Malick-tant-attendu, il y a :

- du prêchi-prêcha

- un finale en forme de pique-nique mystique sur la plage qu'on croirait halluciné d'un mix de Viva la Vie (Claude Lelouch 1984) et des heures les plus nébuleuses de Lost.



- une obligation imposée par Luc Besson d'utiliser la courte focale, de décliner la colorimétrie bleue-orange du logo Europa Corp, et même de le refilmer littérallement (la mère qui flotte dans le jardin de son pavillon, telle une fée-libellule).

- des fonds d'écrans et des passages qui finiront postés sur Youtube par des sectes new-age.

Bon, c'est vrai, il y a tout ça, il y a tout ce qui mériterait normalement une disqualification d'office. Il y a tout ça en proportions surnuméraires, sans ironie, sans sens du grotesque, sans second degré, sans toutes ces armes qui normalement prémunissent tranquillement, petitement, contre toutes ces fautes de goût.

Il y a tout ça, mais il y a aussi autre chose, autre chose qui n'est pas son revers, qui n'est pas son noyau, quelque chose d'indissociable de cette mêlasse mystique et qui, pourtant, sans la rendre plus digeste, la relativise, l'amende, la met à l'épreuve.

Malick, de toute façon, c'est très simple. La voix off nous prévient dès le début. Il y a deux chemins, deux visions, deux conceptions du monde. Et en cinéaste, cela donne, à l'entame du film, une application littérale: le verbe (divin, forcément divin) et l'image. D'ailleurs, c'est quoi, cette première image (qui revient clôturer le film, si je ne me trompe) ? Plus j'y repense, plus elle m'obsède, moins je suis sûr d'y avoir vu quelque chose d'identifiable. Une flamme ? La première lueur du monde ? L'entrée d'une grotte ? Ou au contraire, la lumière qui surgit vu du fond du gouffre ? Ou alors, est-ce une fleur ? Une algue ? Ce qu'on retient de cette image, plus que l'objet qu'elle montre, plus que ce qu'elle désigne, c'est sa plasticité, sa malléabilité qui paraît appartenir à plusieurs règnes : animal, végétal, minéral voire spirituel. Il me semble que dans la partie la plus discutable de Tree of life (celle "Yann Arthus-Bertrand/Il était une fois la vie" quoique empreinte d'un magnétisme assez stupéfiant), Malick ne cherche qu'à attraper cette plasticité originelle et mouvante, pour tout dire insaisissable sauf à être condensée dans une chimérique monomatière du monde, que le film s'emploie précisément à définir les contours, voire à sculpter.

Cette matière infiniment malléable, c'est le "fond de toile" du cinéaste, celle à partir de laquelle il peut interroger sa mémoire et ses réminiscences perceptives ? Que vaut le souvenir enfantin d’un rayon de soleil dans le jardin de la maison familiale s’il n’est pas relié de manière obsessionnelle, méthodique, voire démiurgique à une autre sensation, à l’ambition cosmique ? Malick se situe pourtant délibérément aux antipodes de la méthode Microcosmos (une image de l’univers dans un carré de pelouse), mais se demande si la masse de souvenirs qu’il porte en lui ne constitue pas une autre symphonie. Une grande œuvre perpétuellement sous la menace de son propre effondrement tant finalement les pièces qui la constituent se révèlent fragiles, friables, labiles. C’est ce mouvement là qui est profondément stupéfiant dans Tree of life, l’impression de voir se construire sous nos yeux, une cathédrale agité par des mouvements dont on ne sait s’ils sont des manifestations de délitement ou de recomposition. S’il faudrait donner une forme à un tel film, ce serait quelque chose entre le perpétuel ressac océanique et l’effondrement ininterrompu des falaises, rochers et monolithes d’Inception.

Tree of life se pose en monument, et pourtant, difficile d’y identifier des morceaux de bravoure. Il n’y a d’ailleurs pas vraiment de scènes, plutôt une somme de bribes de plans rendus volontairement lacunaires pour atteindre au monumental par de la pure fragilité. Cet usage du montage comme oxymore, c’est aussi se situer à l’exact intermédiaire entre la rigidité d’une parole (divine, délivrée, enseignée) et les doutes sensibles tirés de l’expérience personnelle. De cette prise de conscience (sans doute autobiographique) d’un homme (qui paraît d’ailleurs saisi simultanément à plusieurs âges de la vie, à la fois « à hauteur d’enfant » et pétri d’une « expérience de vieux sage ») naît le mouvement de Tree of life, fondé sur les vagues de certitudes et les reflux de l’interrogation, un mouvement purement proustien, mais d’un Proust qui interrogerait Rousseau.

La version du Tree of Life par Gustav Klimt (1909).

Que ce soit à l’écorce du monde ou en fouillant les tréfonds de l’intimité familiale, Malick finalement ne fait que filmer des coulées, des vagues, des courants. En un sens, tant économiquement que narrativement et plastiquement, il se situe aux antipodes d’un autre cinéaste avec lequel il partage pourtant beaucoup : John Cassavetes. Même souci de capter les flux émotifs familiaux, mais moyens inverses d’y parvenir : la fragmentation cosmique (TM) contre l’immersion empathique (JC). Là où Cassavetes transmet des love streams (torrents d’amour), Malick cerne des sorrow streams (torrents de chagrin) : le chagrin de la perte d’un idéal, l’idéal d’une nature originelle comme celui d’une famille idéalisée.

lundi 16 mai 2011

Cannes, premières bobines

Bon, je ne suis pas le plus rapide pour évoquer l'actualité cannoise. Raison de plus, peut-être, pour invoquer celui qui tire plus vite que son ombre.

Un pianiste de saloon rêve de donner un jour, un concert, un vrai où il pourra jouer du Schubert, du Liszt, du Chopin et pas des rengaines pour couvrir les bruits de bagarre. Enfin, un jour, il postule à l’auditorium le plus proche et il décroche une date. Le jour venu, en entrant en scène, il est tellement tétanisé par le silence et le cérémonial que ses doigts se figent au moment de se poser sur le clavier. Alors, son ami (Lucky Luke), observant la scène en coulisses, saute sur son fidèle Jolly Jumper, déboule à l’orchestre, met le bazar dans cette ambiance compassée. Dans ce chaos de bagarres et de cris, le pianiste retrouve la spontanéité qui est la sienne et coulent de ses doigts les partitions qu’il rêvait de jouer depuis si longtemps. Seulement, personne n’a écouté. Le concert a-t-il eu lieu ? Pour les spectateurs, sans doute pas. Pour le pianiste, oui mais peut-être seulement dans sa tête.

J’adore réellement cette histoire, Sonate en colt majeur, qui figure dans un album de sept petites histoires de Lucky Luke paru en 1974. Enfin, quand je dis que je l’adore, j’adore surtout le sentiment que j’ai éprouvé en la lisant du haut de mes huit ans, car ce devait être la première fois que je devais être confrontée à la morale d’une histoire ni gaie, ni triste, un peu entre les deux, juste d’un joyeux désenchantement. Je ne sais pas pourquoi mais ce sentiment joyeux et triste à la fois m’est revenu en découvrant HabemusPapam de Nanni Moretti. Mais la conjonction entre Lucky Luke et Moretti, c’est aussi de mettre en scène et d’explorer la frontière ténue entre la concrétisation d’un rêve et l’acceptation de son renoncement, lisière qu’arpente également le Moretti.

De ce film, on pouvait tout attendre : charge satirique sur l’Eglise et les arcanes de l’élection papale, confrontation intellectuelle et verbeuse entre psychanalyse et religion, âme et inconscient (voire une déclinaison mystico-comique du Discours d’un Roi ?). Et sa grande force, c’est de jouer, de prime abord, sur ces différents tableaux mais de manière fine et allusive (et franchement hilarante) pour mieux se concentrer sur son véritable cœur : un démontage malicieux et espiègle de l’illusion et de la croyance, artifices nécessaires contre le désarroi. L’art de Moretti, ce n’est ni plus ni moins que celui de la fantaisie baroque (remplie de surprises, de bifurcations et de fantaisie), jouée ici sur un mode musical, voire sautillant qui allie la sobre gravité d’Oliveira à la fantaisie d’Iosseliani. En témoigne aussi la discrète assurance scénographique de l'ensemble qui éclate dans de splendides scènes dans et sur le théâtre qui entremêlent interrogations sur la vocation d'une vie et délires d'acteurs fous .

Bon, alors, Habemus Palma ? On va voir, mais dans les films de l’Officielle, voilà au moins celui qui a réellement lancé le festival, tout habité par un esprit pas si éloigné de celui d’un certain Saint qui parlait aux oiseaux.

Moretti, héritier de Pasolini ? Après le pèlerinage hommage sur la tombe de PPP à Ostie dans Journal Intime, il y a indéniablement quelque chose d'Uccellacci et Uccellini dans Habemus Papam.

Une belle musicalité qui, à elle seule, fait tenir tout un film, on la retrouve aussi dans La guerre est déclarée de Valérie Donzelli. Maintenant qu’un certain bruit entoure le film, il est peut-être inutile de rappeler le pitch auto-fictionnel (la lutte d’un jeune couple contre le cancer de leur –très jeune- enfant), mais il faut peut-être préciser que si le film gagne la partie, il le doit, entre autres, aux splendides scènes de fête qui l’ouvrent (enfin presque) et le clôturent (enfin presque, là aussi), et dont les ambiances et la somme de micro-évènements qui en constituent la sève et la dynamique sont particulièrement bien rendues.

Première fête : un regard complice, une rencontre, et sous ses auspices du coup de foudre, prélude à un film qui, placé sous le signe de l'élan amoureux, démarre au quart de tour. Dernière fête : ambiance enjouée mais plus fatiguée, « open kisses », baisers volés et envolés, et surtout une dernière chanson fredonnée entre pleurs et sourires, celle-là :

Ce qui est si beau, c’est la façon dont les sentiments qui alimentent ces deux scènes, mixent éphémère et gravité, futilité et permanence. Car autant que l’épreuve d’un couple face à la maladie, le prix de « La guerre est déclarée » est de rendre palpable toute l’histoire sentimentale d’un couple, du coup de foudre originel au passage à un autre état relationnel issu d'une épreuve commune, et qui sorte des schémas binaires: ni "plus fort face à l'injustice", ni "dévasté par le tourbillon" mais une relation nouvelle, solidaire et complice, mais toujours indécise et funambule. Une relation qui se dessine bien mieux par l'écume des chansons, des rires, des blagues et des engueulades que par de la petite psychologie appliquée."L'amour est à réinventer" disait le poète. "Vive l'amour ! " répondait le cinéaste. Deux impératifs que les petites touches graves et joyeuses de Donzelli paraissent constamment garder en tête, pour mieux proposer son propre romanesque du quotidien.

mardi 10 mai 2011

La peau qu'ils habitent

Entre ces deux extraits, plus de vingt-cinq ans d’effets spéciaux vous contemplent. A ma gauche, un jalon (des débuts) de l’art vidéo : Three transitions de Peter Campus (1973).


A ma droite, une commande-hollywoodienne-faite-à-un-auteur-qui-parvient-à-rester-lui-même-dans-le-système : L’homme sans ombre de Peter Verhoeven (2000).

A ma gauche, la joie des débuts de la manipulation analogique, à ma droite, une démonstration de virtuosité numérique et pourtant… tant de points communs entre les deux, malgré sans doute les gouffres technologiques qui doivent les séparer.

ET POUR VOIR LES DEUX VIDEOS COTE A COTE, C EST ICI...

Les deux vidéos pourraient même porter le même titre, l’original de celui de Verhoeven, Hollow man, l’homme (en) creux. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, un effacement progressif et infini de l’enveloppe corporelle et une façon de marquer la présence humaine non plus par un plein, encore moins par un vide, mais par un intermédiaire : entre l’ombre et l’empreinte, somme toute ce qui reste(ra) de nous quand nous ne sommes (ne serons) plus là.

Le référent culturel explicite de Verhoeven, celui de La leçon d’anatomie du Docteur Nicolaes Tulp (1632), est ici décliné sur le mode de la mutation et de l’évaporation. Comme les fresques dans le métro romain (dans Fellini Roma, donc) devenues invisibles sitôt découvertes, n’existant, littéralement, qu’en un clin d’œil, l’intérieur du corps humain devient une matière plastique qui se volatilise, alors qu’on a seulement pu y déposer son regard dessus.

Mais avec des moyens bien moindres, Peter Campus délivre une démonstration peut-être encore plus impressionnante, car il réussit à donner une surprenante profondeur à la surface parfaitement plane de l’image vidéo, qui devient elle-même une nouvelle matière, dont on découvre les multiples épaisseurs en la creusant. En ce sens, l’image vidéo, pourtant en apparence si froide, si aseptisée, révèle presque une épaisseur végétale, entre écorce et mille-feuilles. Qui plus est, par ces simples superpositions et altérations (qui donne aussi à son œuvre l’allure d’un portrait cubiste en mouvement), Peter Campus brouille les cartes entre état de nature et beauté artificielle. En révélant un visage nu qui est déjà un masque, voire un maquillage, il signe un petit manifeste visuel qui répond, amende, voire contredit (quoique….) 110 ans plus tard, à l’Eloge du maquillage (Charles Baudelaire 1863).

Et quelque part, Pedro Almodovar peut remercier ces deux artistes de ne pas avoir déjà emprunté ce magnifique titre La peau que j’habite, si pertinents aussi pour cette vidéo et ce film (attention aveu, le Verhoeven, je ne sais pas ce qu’il vaut, je n’ai vu que cette séquence). Réponse dans quelques jours pour savoir si l’apparemment nouvelle inspiration « Franju-Fantomette » d’Almodovar confirme tous les espoirs nés des intrigantes photos et affiches dévoilées jusqu’ici. Et puis, en passant mes excuses pour avoir délaissé ce blog et l’avoir laissé marner entre lassitude personnelle, manque de temps et refus obstiné d’écrire le post de clôture. Cannes redonnera peut-être un nouvel élan à tout ça, mais je dis bien peut-être…