lundi 26 avril 2021

Quand les films s'inscrivent dans le paysage

Le plan-séquence virtuose – plus précisément le pénultième plan du film - de Profession Reporter (Michelangelo Antonioni 1975).

Une traversée du miroir : de l’intérieur vers l’extérieur, avec la symétrie des premières et dernières images de part et d’autre de la grille de la fenêtre.

Mais aussi une pure mise en mouvement de géométrie de l’espace : une très lente avancée rectiligne, une prise d’élan au moment du franchissement par la fenêtre, puis un majestueux mouvement circulaire dynamisé par la convexité de la façade des arènes en arrière-plan.

L’Andalousie de 1975 (plus précisément, Vera, 70 kilomètres au nord d’Almeria) était une forme de bout du monde. L’urbanité minimale évoque, si l’on veut, un village de western : un monument (les arènes), un hôtel isolé pour les âmes errantes, un croisement de routes et une vaste étendue minérale tout autour. Un rapide coup d’œil sur Google Street View nous apprend, sans surprise, que plus de 45 ans plus tard, les vides ont été comblés. Les vues de la commune de Vera nous indiquent que les arènes sont toujours là, que l’hôtel a été rasé, et que comme partout ailleurs a été installé… un rond-point.

On peut se permettre de trouver ce rond-point un peu plus particulier que les autres. S’il ne reste plus grand-chose du lieu tel qu’il a été filmé à l’époque, ce sens giratoire est peut-être un hommage inconscient à ce mouvement d’appareil qui a marqué l’histoire du cinéma.

Autre lieu à la fois mythique et complètement évaporé, le décor des Amants du Pont-Neuf (Leos Carax 1991) dont on fêtera bientôt les trente ans de sa sortie (enfin « fêtera » je n’en sais rien, j’ai l’impression que le film est presque oublié par rapport à d’autres Carax, en dépit de l’incroyable histoire de sa fabrication).

Via ce blog, j’apprends que la trace de son incroyable décor...


... est toujours visible sur le cadastre (à Lansargues, pas très loin de Montpellier).

C’est amusant de voir que le souvenir de films fameux s’inscrit dans le territoire, à la manière de traces ou de cicatrices.  

dimanche 7 mars 2021

Pialat Foot 82


 Didier Six (bras levés) dans Passe ton bac d'abord (Maurice Pialat 1978)


Dominique Rocheteau dans Le Garçu (Maurice Pialat 1995)

Deux joueurs de l'équipe de France 1982 dans la filmo de Maurice Pialat, soit un taux d'intégration d'une équipe légendaire dans la filmographie d'un cinéaste légendaire, absolument remarquable de 2/22, soit 1/11, soit 0,09 %. Le chiffre reste évidemment modeste en valeur absolue, mais comme il n'y a pas d'autre exemple, c'est déjà étonnant. Et si l'on spécialise la statistique à "intégration d'une ligne d'attaque d'une équipe de légende dans la filmographie d'un cinéaste de légende", nous arrivons à 2/6, soit un tiers, soit un taux absolument faramineux de 33,33333333333333333...... %.

Passe ton bac d'abord est le premier Pialat que j'ai vu... Enfin, vu... C'est beaucoup dire. Ce devait être aux débuts des années 80. Le film passait un soir sans doute sur FR3, coproductrice du film (mais "on s'en fout que les chaînes produisent mes films"). J'avais dû allumer machinalement la télé, espérant grapiller quelques images avant d'aller me coucher. Et j'étais tombée sur ces images de foot qui m'avaient sidérées par leur proximité. Je n'avais jamais vu des joueurs d'aussi près, la tension du match et la ferveur des tribunes. Personnellement, j'en aurais bien pris pour le match entier et je me suis pris à rêver que tout le film soit comme ça... 

(D'autant plus que le match en question est un Lens-Bastia de janvier 1978, match assez fou-fou avec remontada avortée et chevauchées flamboyantes de Johnny Rep.)

Malheureusement, étant bien jeune et pas préparé à Pialat, les quelques minutes suivantes m'ont paru bien rudes, et je me sentais même agressé par la frontalité du filmage et l'absence de séduction apparente d'un tel cinéma, à mille lieues de mes habitudes de spectateur d'alors. Bien loin de mes habitudes d'alors, mais finalement pas si éloignés, car la rue de mon école primaire, allait être filmée, bien des années plus tard, dans Le Garçu (c'est celle de la garderie du petit Antoine). Comme quoi, les choses peuvent se rejoindre.

En ces années-là, donc, c'est aussi la découverte du foot et de sa part fiévreuse, romantique, injuste avec l'équipée de la France de Platini au Mundial 1982. Parcours légendaire mais très contrasté. Un départ catastrophique (contre l'Angleterre), un groupe sous la menace d'une implosion (avec le vaudeville Larios-Platini), la montée en puissance, la grande heure du France-RFA de Séville. Et puis immédiatement après, deux "matches de trop", deux France-Pologne. Le premier, match pour la troisième place est un peu un remake fatigué de la demi-finale, joué par les remplaçants : un match qui paraît d'abord à la portée de l'équipe puis l'écroulement avec trois buts des polonais en six minutes, avant et après la mi-temps. (Je crois même me souvenir avoir entendu "Maman, j'ai peur !" de la bouche du gardien Castaneda sur un corner. Mais peut-être que je fantasme.) 

Le deuxième, joué le 31 août au Parc des Princes est une catastrophe. Bon d'accord, c'est un match amical, mais joué dans un Parc aux trois quarts vides, sans Giresse ni Rocheteau ni surtout Platini. Certes avec Tigana, Trésor et Bossis (remplacé à la mi-temps) et le gardien Jean-Luc Ettori qui se fait constamment siffler et dispute là son dernier match international (alors qu'il deviendra ensuite excellent en club). Tout cela pour une victoire de la Pologne 4-0. Je m'en souviens. C'était la première fois (et finalement la dernière) que j'assistais à un match de l'Equipe de France, tout heureux d'espérer voir les héros du Mundial en vrai, avant de déchanter. 

Ce qui laisse songeur rétrospectivement, c'est l'absence totale de storytelling autour de ce moment où Hidalgo, Platini et consorts avaient quand même donné naissance à une équipe (qui trouvera son accomplissement deux ans plus tard avec l'Euro). Rien sur le "retour des héros à la maison", alors qu'ils avaient quand même fait rêver tout un pays. Pas plus que 16 221 spectateurs (affluence officielle) à avoir envie de les saluer. Et puis sur le terrain, une ambiance "retour au boulot", un morne galop d'essai, sans implication ni enjeu.        

Du haut de mes neuf ans, j'expérimentais ce soir-là une expérience très "pialatienne": comprendre que la grâce ne reviendra pas de sitôt, devoir composer avec la récurrence de l'ingratitude.

Comme quoi, cette équipe était faite pour croiser Pialat.

Sinon, autres associations d'idées sur le foot et Pialat.

- Les matchs disputés dans des stades vides entraînent un autre rapport au son: soit un "montage son" recréant maladroitement la ferveur des supporteurs, soit une ambiance plus vériste où l'on entend désormais les impacts des frappes, des coups, les cris et appels entre joueurs.... Toujours à Bollaert (le stade de Passe ton bac...), voici (certes, dans des circonstances très particulières), l'exact inverse : un stade plein mais silencieux (+ quelques frappes dans les mains à partir de 0:32).


- Le générique de fin du Garçu se déroule sur Human Behaviour de Björk (1993).
"If you ever get close to close a human and human behaviour
Be ready, be ready to get confused... (...)
There's definitely, definitely, definitely no logic to human behaviour... (...)
And there is no map
And a compass wouldn't help at all"...
C'est drôle, ces paroles auraient pu être écrites par Pialat. Tout son cinéma a tenté de dresser la cartographie du comportement humain, tout en étant conscient de son illogisme. Rien de plus logique qu'elles concluent son oeuvre !

-Hey Man Amen, une des dernières chansons de Gainsbourg (1989), est comme Le Garçu, un hymne à son fils qu'il ne verra pas grandir, un testament vivant pendant qu'il est encore temps. Et comme Le Garçu, c'est tout en rimes en U : "Quand je serai refroidu / A toi de te démerdu / T'inquiètes, je me casse au paradus / Me manqueront tes baisers éperdus / Pense à moi, je veux pas que tu m'oublues !"

D'ailleurs, Gainsbourg et Pialat étaient deux "peintres déçus", qui après leur déception initiale se sont réfugiés dans un autre art "mineur" (la chanson et le cinéma) qu'ils ont révolutionné, chacun à leur manière.   

jeudi 7 janvier 2021

Le temps de la tristesse

 Au bout de la table, il y a lui qui débarque et qui met l'ambiance :

A nos amours (Maurice Pialat 1983)

A l'autre bout de la table, il y a elle qui est la seule à lui répondre, à le reprendre de volée même : 

Twin Peaks - saison 1, épisode 3 - (Mark Frost, David Lynch, Harley Peyton 1990) 

Je recopie le texte parce qu'il est tellement beau : 

"There is a sadness in this world, for we are ignorant of many things. Yes, we are ignorant of many beautiful things - things like the truth. So sadness, in our ignorance, is very real.
The tears are real. What is this thing called a tear ? There are even tiny ducts - tear ducts - to produce these tears should the sadness occur. Then the day when the sadness comes - then we ask : "Will this sadness which makes me cry - will this sadness that makes my heart cry out - will it ever end ?"

"The answer, of course, is yes. One day, the sadness will end."

Alors, est-ce que c'est notre ignorance qui nous rend tristes ? Notre inadaptation à la "vérité" ? Il semble, au contraire, que la quête de Pialat, c'est précisément une forme de "vérité" dans les rapports humains, vérité toujours imparfaite, partielle évidemment. De fait, cette quête par essence inaboutie, ne peut qu'entraîner à la fois une plus grande lucidité et un sentiment d'incomplétude. Est-ce mélange qui fait dire que "la tristesse durera toujours" ? 
La Log Lady prend le problème dans l'autre sens. Quand la tristesse arrive, elle est aussi porteuse d'une bonne nouvelle. Quand on entre dans le tunnel, on en voit le bout. Et sans doute, la "fin de la tristesse" ne peut être que temporaire, comme les sourires en coin, les fossettes éphémères et plus largement les séquences radieuses d'A nos amours, dont le souvenir apporte un éclairage oblique aux moments de crise.    

Somme toute, Pialat et Lynch (même si dans l'économie de la série, impossible de savoir s'il a précisément écrit ce monologue, puisque pas crédité comme scénariste de l'épisode) ne sont pas si différents. La tristesse, elle peut passer mais on ne peut pas s'en débarrasser comme ça. La preuve, avec ce mot de la fin, dont la malice fait du bien, ces temps-ci : 


Tiens, d'ailleurs, est-ce que les 200 (et plus) Weather Reports de Lynch peuvent se comparer aux notations météorologiques sur 30 ans (et plus) des Carnets d'Ozu ? 

Bonne nouvelle...

 ... le cinéma va repartir.

Enfin, pas tout de suite, on s'en doute.

Si l'on en croit la série post-Brexit Years and Years (Russel T. Davies), voilà où en sera dans les prochaines années : exacerbation de toutes les crises actuelles (financières, migratoires, climatiques), conflits armés qui ne reculent plus devant le nucléaire, triomphe planétaire des populismes et des politiques répressives, addiction aux technologies. Au milieu de ce riant tableau (puisque la série réussit quand même à être drôle avec une forme d'ironie à la fois grinçante et légère, qui rappelle les romans de Jonathan Coe), le cinéma paraît miraculeusement épargné (il faut dire que la série n'avait rien prophétisé de la pandémie). Et l'on glisse donc (dans l'épisode 3) des nouvelles du cinéma en 2026 : 



Miam, ça donne envie. Vivement 2026 pour le retour dans les salles. C'est rassurant de savoir qu'en ces temps si troublés, Pixar sera toujours là pour illuminer nos grands écrans, et que l'exception Soul sur Disney + (que je n'ai toujours pas vu) n'aura pas fait jurisprudence.   

Spoiler : Woody "finit entièrement cramé" à la fin de Toy Story Resurrection. Mais bon, il devra bien revivre à la faveur d'un spin-off.