mercredi 9 janvier 2008

La graine et le mulet : une place au Panthéon ?

Une place amarrée à la République (ou plutôt à son quai), c'est ce que cherche à conquérir Slimane, le héros de La graine et la mulet. Une place au plus haut du cinéma (français, mais pas uniquement), c'est ce qu'a conquis Abdellatif Kechiche en l'espace de seulement deux films (en fait trois, mais le premier n'avait quand même pas la dimension des deux suivants).
Toujours difficile de passer après l'unanimisme critique. Que faire, que rajouter qui ne paraisse pas une redite ?

Peut-être simplement se demander, collages à l'appui, si La graine et le mulet semble en mesure de tutoyer d'autres titres référence.

Nouveau « néoréalisme » des années 2000 ? Une dernière partie qui pourrait s’appeler « le voleur de mobylette » (titre soufflé par G.) et de fait, en dirait autant sur la France d’aujourd’hui que Le voleur de bicyclette (Vittorio de Sica 1948) sur l’Italie de la reconstruction ? Pour la même façon de faire virer un fait divers dérisoire vers la fable tragique. Pour la même façon qu’a personnage principal de se découvrir, dans l’adversité, la dignité d’une nouvelle paternité (fut-ce-t-elle de substitution).


A nos amours (Maurice Pialat 1983) retrouvé ? Pour les scènes de repas capables de rivaliser avec celle où Pialat débarquait sans prévenir pour le dessert. Table ouverte, parole lâchée, appétit débridé, famille à géométrie variable. Preuve que des têtes qui parlent autour d’une table, ça peut produire du grand cinéma. Encore faut-il être capable de transformer cette table en un étonnant lieu d’échanges et de croisement de paroles.

Règle du jeu (Jean Renoir 1939) réactualisée ? Là encore pour les scènes de table…


... mais aussi et surtout…

Parce qu’on se demande si le geste de faire monter la France à bord d’un bateau immobile n’est pas cousin de l'invitation au chateau renoirien. Et puis parce que le dîner arlésienne sert, tout autant que la tragique partie de chasse, de puissant révélateur pour faire tomber les masques sociaux. Et puis aussi, cette façon d’allier l’entrain avec un tragique éloigné des regards.


La danse chez Kechiche, comme le théâtre chez Renoir, comme dérivatif mais aussi métonymie de la comédie sociale. Et puis encore, un film qui fait résonner avec un écho d'aujourd'hui le fameux "chacun a ses raisons", mais réellement: pas juste une kyrielle de personnages "à points de vue", mais la prise en compte d'une réalité complexe devant laquelle le spectateur reste libre de son propre regard.

Husbands (John Cassavetes 1970) réconforté ? Voisinage pour la part la plus secrète du film, mais pas la plus difficile à cerner. Sans explicite, ce parfum récurrent de l’acceptation d’une certaine défaite masculine, prix à payer de sa propre inconstance. Paternité de substitution comme dernière chance de contrer le spectre du désarroi qui frôle les mâles défaillants, frères de la bande cassavetesienne. Et puis aussi, comme dans Une femme sous influence (1974), l’usage de la scénographie domestique, les chambres et appartements ouverts, quasi publics mais où se pose toujours la question d’un jeu entre la pudeur et l’impudeur.

Exploration du spectre de la pudeur et de l’impudeur, particulièrement explicite dans le long monologue d’Alice Houri et les réactions muettes d’Habib Boufares. Des mots vomis contre quelques regards taiseux, mais au fond la même demande de considération, l'une muette, l'autre extravertie. A propos de cette scène, et partant du film en général, les phrases les plus pertinentes, je les ai lues dans cette chronique :

« Pris dans les vagues : la même sensation qu'à l'écoute des longs morceaux de Sonic Youth, où les moments de calme sont d'autant plus beaux qu'on les sait coincés entre deux tempêtes électriques. Ici aussi, le flot des mots ne s'apaise que pour mieux repartir. »

De fait, par son travail d’épuisement de la langue, La graine et le mulet peut évoquer cet autre film monument du cinéma français où, selon les moments et les affects, la parole est autant déployée avec bonheur que crachée pour mieux exorciser son malaise, ce film sorti l’année de ma naissance et sur lequel le groupe qui donne son nom à ce blog choisit de plaquer ses quelques accords malingres et ses stridences dévastatrices que les mots semblaient d'eux mêmes appeler.

La maman et la putain (Jean Eustache 1973)
La maman et la putain (Diabologum 1996)
(Sinon, c'est en plus grand).


Mais finalement, l’artiste qui me semble le plus proche de Kechiche est un autre artiste d’aujourd’hui. Il ne s’agit pas d’un cinéaste, mais d’un écrivain, de la romancière anglaise Zadie Smith. Par un heureux hasard, il se trouve que la vision du film a pris place au milieu de la lecture de son dernier roman : De la beauté. Chez l’un comme chez l’autre, on retrouve la même virtuosité et le même plaisir à se perdre dans les méandres de la langue parlée, la même façon de mettre en actes la multiculturalité de leurs pays respectifs tout en faisant, non sans humour, un sort à toute visée sociologisante, la même façon de transcender le quotidien des affects familiaux pour leur donner un lyrisme insoupçonné. Plus que d’une rencontre entre ces deux artistes, c’est d’une rencontre entre leurs personnages dont on rêve, tant ceux-ci paraissent avoir à échanger.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Un grand merci pour le lien. J'en rougis.
Qu'on le prenne par n'importe quel bout, ce film sur l'épuisement semble inépuisable, tes pertinentes comparaisons/confrontations le prouvent encore. Mais pourquoi n'a-t-on pas un seul endroit dans notre putain de télévision où pourrait se faire ce genre de travail ? Allez, Joachim, monte ta propre chaine TV...

Anonyme a dit…

Très belle analyse, comme toujours allais-je dire! Les passerelles entre les oeuvres citées sont très pertinentes et très bien vues.Bravo et merci de m'avoir poussé à aller voir ce très beau film...

'33 a dit…

j'aimerais être toujours aussi inspiré lorsqu'il s'agit de parler d'un film sur lequel "tout a été dit"... bravo !