mardi 5 juin 2007

Jusqu'à l'épiderme de la ville

Dans I don't want to sleep alone, on ressent tout par les épidermes. Matières, textures, douceur et rugosité ont rarement été aussi bien filmés. Et le béton surtout, ce béton brut de Kuala Lumpur, comme une peau à vif de la ville.
Bien que situés dans l’environnement urbain le plus contemporain qu’il soit, les films de Tsaï Ming Liang se nouent souvent autour d’une catastrophe naturelle : déluge, canicule ou incendie. Mais de cette catastrophe, nous en voyons bien peu. De l’incendie, pas de flammes, mais quelques fumées asphyxiantes (I don’t want to sleep alone). Du déluge, que l’écho du ruissellement (The hole). De la canicule, que des portières de frigos grandes ouvertes (La saveur de la pastèque).
Car qu’est-ce qu’une catastrophe, sinon un dérèglement ressenti jusqu’au plus profond de son épiderme. Sécheresse, picotements, humidité, déshydratation, suffocation, ce sont ces sensations que vise à rendre le cinéma de Tsaï Ming Liang. Par la même, les corps auraient-ils besoin de ces réactions épidermiques pour aller l’un vers l’autre ? Car au fond, les films de Tsaï Ming Liang ne racontent que ça : comment des voisins, des personnages, des figures s’ignorent d’abord réciproquement pour pouvoir mieux établir un contact, contact qui choisit d’abord le corps avant la parole. Avec son dernier film, Tsaï Ming Liang n’a plus besoin de passer par l’artifice du numéro chanté et dansé (comme dans The hole) ou de mixer les trois genres du corps en mouvement (le cocktail burlesque, porno, comédie musicale de La Saveur de la Pastèque) pour que les corps se comprennent et s’approchent sans un mot, pour que les corps trouvent leurs langages, pour qu’un corps d’abord inerte trouve la force de se réanimer. Il n’y a pas besoin de danse pour que déjà naisse une chorégraphie, une chorégraphie secrète et silencieuse.

Frottements, soins, frôlements. Gestes de l’amour et de la survie se confondent. On ne sait pas toujours quels sentiments animent ces gestes, mais c’est cette indécision qui est magnifique, tant elle renvoie à des sentiments ambivalents et à la fragilité de notre perception. Indissociables douceurs et rugosités des textures, des matières et des sentiments.

Douceurs et rugosités qui s’étendent jusqu’à la surface de la ville. Le Kuala Lumpur que nous voyons n’est pas la métropole fière des records du tour de son Grand Prix de Formule 1, la métropole fière de son record du monde des Petronas Towers, les tours les plus hautes du monde (mais les records n’ont qu’un temps). Non, de Kuala Lumpur, nous voyons plutôt une face introvertie faite de rues denses, d’espaces peu respirables et surtout d’impressionnants bâtiments carcasses, cathédrales involontaires, nefs et refuges des personnages. Et les surfaces de béton brut de ces bâtiments deviennent la peau naturelle de la ville.

Cette approche sensible qui fait correspondre les épidermes humains et ceux des bâtiments, c’était celle du photographe Lucien Hervé quand il posait son regard sur les chantiers et les bâtiments de Le Corbusier, quand il révélait à quel point la matérialité du béton brut de l’architecte était celle d’un fossile ou d’une peau d’éléphant toute vieillie et craquelée. (La photo noir et blanc du haut, c'est une vue de l'Unité d'Habitation à Marseille et celle d'en-dessous une vue du chantier de Chandigarh en Inde). Ces photos montrent surtout, comme le film de Tsaï Ming Liang à quel point certains bâtiments peuvent être éprouvés comme le ventre de la baleine dans laquelle nous adorons avoir échoué.

1 commentaire:

mayberose a dit…

Très très bon texte d'analyse, je n'ai pas encore vu le film mais je trouve que tu en parles vraiment bien.
Ces "gestes de l’amour et de la survie qui se confondent", me parlent beaucoup. Les individus sont marqués dans leur intimité même par l'environnement qui les entoure, et Tsaï Ming Liang le montre si bien dès son premier film.
Je me suis permis de faire un lien vers ton texte dans mon article sur Vive l'Amour parce que je vois que tu touches exactement à cette problématique du corps dans le cinéma, dans le monde, dans l'espace urbain qu'est la ville; lieu déterminant des états du corps, des états d'âmes.
Merci pour ce partage.
http://imagetemps.canalblog.com/archives/
2007/06/03/5180129.html