… Impitoyable (Clint Eastwood 1992).
En France, les fictions télé « qui font l’événement » sont soit des séries qui plagient de manière éhontée les succès des saisons antérieures (Clara Sheller décalque d’ Ally Mac Beal ou de Sex and the City, David Nolande fait du Lynch téléfilmé, sans compter les innombrables et ridicules succédanés du Da Vinci Code) soit des téléfilms qui fouillent dans le passé hexagonal pour en tirer des « sujets tabous » censés faire écho aux turpitudes de la société française. Ce qui nous vaut, en vrac, des téléfilms sur l’affaire Grégory, Francis Heaulme, René Bousquet, l’affaire Elf, la tuerie d’Auriol, Clichy-sous-Bois, le 21 avril 2002 ou le 17 octobre 1961. Plus ou moins regardables, plus ou moins soignés, ces téléfilms ne sont en fait que de simple mises à plats didactiques et factuelles et qui produisent sur le spectateur à peu près la même impression que de lire trois ou quatre articles bien documentés sur le même sujet. Trop contents d’«être les premiers à aborder un tel sujet », les auteurs de ces téléfilms oublient tout romanesque, toute fiction, toute l’ambiguïté productive dont celle-ci est capable pour mieux mettre constamment les points sur les I de leurs récits au premier degré qui ne dépassent guère l’horizon d’un film dossier besognement illustré. En somme, c’est le grand retour....
Que je sache, si les fictions américaines paraissent si étonnantes, ce n’est pas parce qu’elles traitent de l’assassinat de Kennedy, du Watergate, d’Unabomber, de la secte Waco ou des ventes d’armes à l’Iran et qu’elles mettent en images des synthèses journalistico-sociologiques. Tout au contraire, leur audace, face au cinéma hollywoodien est de consacrer beaucoup de moyens et d’attention à se cantonner à l’observation du quotidien (et à son invention) au jour le jour, voire à la minute la minute (24 heures chrono). Ainsi, l’extraordinaire, le fictionnel, le récit qui nous prend par la main et ne nous lâche pas naissent d’une incroyable attention portée aux moindres faits et gestes d’une poignée d’individus et de constants changements de points de vue. Ainsi, même West Wing, la série qui fait le plus ouvertement référence à l’histoire immédiate, se cantonne à montrer le travail d’un groupe d’hommes et de femmes certes placés dans un environnement professionnel exceptionnel. Exactement comme dans un film de Hawks : la fiction naît du groupe, de ses habitudes, de leurs rapports d’abord professionnels avant de devenir personnels. De là, la constante impression de polyphonie, où comme dans un film d'Altman le croisement des histoires individuelles devient indissociable de la peinture d'un milieu ou d'une institution, qui est peut-être le réel personnage principal de la fiction.
En somme, deux façons de revendiquer « de l’audace ». Si « audace » il y a du côté français, elle semble se limiter au choix des sujets mais n’infiltre absolument pas l’écriture ou le traitement fictionnel (d’ailleurs quantité de scénarios sont signés de journalistes). On part d’une situation complexe pour aboutir à une fiction aplanie, balisée, rendue immédiatement lisible ; Tout le contraire des fictions américaines qui semblent choisir des points de départ triviaux ou des archétypes de suspense pour faire naître une polyphonie narrative, des personnages à double voire triple fond, des renversements de points de vue. En France, le principe de l’entonnoir : il faut absolument tout faire rentrer dans le goulet le plus étroit possible au lieu de déployer la fiction. Aux Etats-Unis, le principe exactement inverse : le passage de la mono à la stéréo.
Ainsi, pour savoir comment une soirée de mariage peut finir à la morgue, il faut voir le début de la saison 3 de Desperate Housewives.
C’est peut-être là que se situe la grandeur du scénariste : faire « avaler » de tels évènements au spectateur sans pour autant le bluffer en truquant le jeu. En somme, c’est le plus beau pacte que puisse passer un auteur et son spectateur : parier sur sa confiance à croire encore aux histoires.
PERSONNAGES EN QUETE D'AUTEUR. La crainte avec cette grève, c’est que les séries s’arrêtent au milieu du gué, que Lost le soit vraiment, les Housewives vraiment désespérées, que les derniers épisodes finissent à ressembler à une pièce de Pirandello : des personnages en quête d’auteur. Pour autant, les personnages issus des fictions télé sont désormais devenus tellement forts qu’ils pourraient se passer d’auteurs. Le plaisir de la série est avant tout de les retrouver à intervalles réguliers, de les voir vieillir et évoluer dans une chronologie comparable à la nôtre. Au bout d’un moment, les turpitudes de la fiction deviennent secondaires par rapport à la densité propre des personnages (qui dépassent de très loin leur caractérisation de départ), mais en même temps l’épaisseur de ces personnages a besoin du matériau de l’histoire. Le papillon personnage a besoin de la chrysalide fictionnelle. Sans doute cela l’une des grandes inventions des séries : davantage une fabrique de personnages que d’histoires. Et la joie d’assister à l’éclosion d’acteurs qui supportent et inventent leurs personnages qui s’autonomisent de plus en plus. Alias comme emblème de cette prise de pouvoir du personnage et de la fiction naissant d’un feuilletage infini de ses characters.
YOUR HOLLYWOOD IS DEAD. A propos de cette grève, plus personne ne parle de cinéma. Le pôle d’intérêt et de spéculation s’est définitivement déplacé du côté de la télé. Idée reçue n°567 : Contrairement au reste du monde, aux Etats-Unis, c’est le cinéma qui est formaté et la télé qui est libre et audacieuse. Vraiment ? Quoi qu’il en soit (est-ce la jurisprudence Impitoyable ?), l’idée semble admise que le cinéma a accumulé un stock suffisamment important de matière première narrative, mais que la télévision a besoin de récits contemporains, réactifs, écrits et tournés dans un temps très court : la fiction hic et nunc.
Ainsi, c’est comme si la menace présente dans The Player (Robert Altman 1992) : « Your Hollywood is dead » était désormais acceptée. En même temps, cet âge d’or des séries est apparu comme un évident nouvel « nouvel Hollywood », en ce sens que comme les Coppola, Friedkin, De Palma, etc, les auteurs de ces séries prennent le pouls de leur époque, de leur société, tout en conjuguant ambition formelle, sens du spectacle et succès populaire. Your Hollywood is maybe dead, but another Hollywood was born.
NOUVEAU "NOUVEL HOLYWOOD" ET NOUVELLE VAGUE. Je suis moi-même scénariste, enfin j’essaye. Mon CV n’est pas très glorieux, mais un fait m’a frappé dans ma (courte) expérience professionnelle. Quand je parle de scénarios à un agent, un producteur ou à un réalisateur, près d’un sur deux a fini par me ressortir au bout de cinq minutes le fameux préjugé selon lequel la Nouvelle Vague a fait une trop belle place au réalisateur et négligé les scénaristes. Préjugé incroyablement tenace de la part d’une profession qui produit 200 films par an dont bien peu peuvent se prévaloir d’irriguer autant les imaginaires que ces séries. Ces gens-là ont-ils vraiment vu des films de la Nouvelle Vague ? Ont-ils vraiment saisi le grand imaginaire à l’œuvre dans ces films. Ont-ils été vraiment sensibles à leurs expérimentations fictionnelles et à leur puissance narrative ? Puissance narrative que l’on retrouve aujourd’hui davantage dans les séries que dans les films d’auteur à la française. Car si la Nouvelle Vague semblait se moquer de l’objet scénario relié et dactylographié, elle n’a pas moins compté nombre de « compagnons de route » scénaristes (Gruault, Gégauff, Labarthe sans compter tous les auteurs invités par Resnais) qui avaient bien compris que l’essentiel n’était pas tant d’écrire du « prêt à tourner » que de produire un support propre à faire se croiser inspirations littéraires, élans cinématographiques et échos de l’époque. Aussi surprenant que cela puisse paraître, je vois dans la gloire des séries américaines, une sorte de perpétuation de cet esprit Nouvelle Vague : se situer au carrefour de l’imaginaire et de son époque avec l’idée que la fiction peut aussi naître en lisant les journaux. Rappelons qu’une bonne moitié des Godard sont nés de la lecture du Nouvel Obs, que la matrice scénaristique de Mon Oncle d’Amérique (Alain Resnais 1980) ne vient pas d’un roman, mais d’un discours scientifique et qu’il s’est trouvé un jour une chaîne, un producteur et un auteur suffisamment inspirés pour être persuadés que d’une série de chroniques tirées d’un magazine féminin pouvait naître l’une des meilleures séries HBO. Cette série, dont je gage que Billy Wilder devait l’adorer (enfin, s'il a eu le temps de la voir), s’appelle Sex and the City. Elle aurait tout aussi bien pu s’appeler Masculin Féminin (JLG 1965).
Mais s’il faut creuser encore plus loin dans le voisinage, un nom s’impose : celui d’Alain Resnais, car c’est évidemment bien lui qui a poussé le plus loin et avec le plus de plaisir ces explorations et résonances fictionnelles.
Dans Mon Oncle d’Amérique (1980), les personnages se caractérisent par leur identification à leurs héros cinématographiques : Gabin, Jean Marais ou Michelle Morgan. Nul doute qu’aujourd’hui, si les séries touchent un aussi large public, c’est grâce à leur fort pouvoir d’identification et de reconnaissance chez nombre de leurs spectateurs qui, plus d'une fois, se surprennent à vouloir agir comme Jack Bauer ou Bree van der Kamp.
Ces raccords réalité – fiction (sur lesquels On connaît la chanson, 1996, est aussi entièrement construit), ce sont exactement les mêmes que dans Dream On (1990), la première série à véritablement s’exhiber comme fabrique narrative. Et si le chaînon manquant pour passer des serials aux séries était ce cinéaste gorgé de films de Feuillade et d’aventures de Mandrake dans sa jeunesse et qui a constamment œuvré au décloisonnement de toutes les fictions ? Hypothèse hardie, car il est fort probable que bien peu de créateurs de séries se réclament de ses films ou les aient même vus, mais pas absurde. C’est un peu plus qu’une supposition, une conjonction qui montre de quels croisements sont capables les chemins de la fiction.
OXYMORES ET 1001 NUITS. On n’en a pas fini avec les paradoxes. Quoi qu’héritière du « nouvel Hollywood » et de la Nouvelle Vague, les séries n’incarnent pas moins un net démenti à la politique des auteurs. Même série, mais d’un épisode à l’autre, jamais le même réalisateur, jamais le même scénariste, mais c’est toujours aussi bien. Subjectivité de l’œuvre, mais anonymat des artisans. Seuls les noms des créateurs sont connus, et encore… Voilà sans doute l’oxymore fondamental de ces séries : avoir (partiellement) doté un pan de l’industrie télévisuelle d’un regard d’auteur. Exploit qui, on s’en doute, ne peut pas venir que de quelques personnes isolées, mais d’une vision partagée qui semble bien loin de vouloir éclore par chez nous. Je ne sais si cette grève trouve son origine dans une menace autour de cette vision commune, mais cela peut simplement nous donner une idée de la seule revendication qui vaille, la plus noble ambition de ces scénaristes : faire de la télé une Schéhérazade contemporaine, une princesse qui se doit de raconter des histoires à l’infini, de ne devoir son existence qu’à la création de labyrinthes de fiction sous peine de défaillir… ou pire de s’éteindre.
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