jeudi 20 mars 2008

En allant voir "Redacted"...

... j'ai effectivement vu des images obscènes
... mais elles n'étaient pas filmées par De Palma.
Projetées juste avant son film, elles sont effectivement assez difficilement soutenables !

Sinon, le film… Quand même du mal à croire que certains y voient un film jalon. Film qui semble intégrer à l’avance sa propre explication de texte, ou plutôt de « régime d’images ». Et surtout film qui sacrifie la fiction sur l’autel de la sémiologie. Car c’est bien là le problème. Chapelet de séquences « medium is message » (que soit dit en passant, n’importe quel spectateur normalement informé a appris à (re)connaître) qui ne produisent qu’une fiction « marabout – bout de ficelle » prestement troussée dans son schématisme où les rôles des protagonistes sont distribués dès le départ (l’innocent sacrifié, la brute épaisse, le raisonneur qui nous assène dès la troisième minute le slogan : « la première victime d’un conflit, c’est la vérité ») pour ne jamais évoluer.

L’ambition de Redacted, quelle serait-elle ? Plus que de livrer film de guerre, dresser le tableau d’une guerre des images entre elles. Or, la pauvreté du schéma fictionnel du film, son manque de paradoxe va contre son projet même. Loin de « rentrer en conflit les unes avec les autres », images et dispositifs paraissent s’aplanir les uns, les autres, gommer leurs mutuels reliefs et aspérités.

Envie d’y opposer le souvenir de Zodiac (David Fincher 2007). Pas simplement pour opposer à l’ex-champion voyeur du « Nouvel Hollywood » son challenger sadique du « nouveau nouvel Hollywood », mais parce qu’il me semble que le sujet des deux films est au fond le même : comment un groupe d’hommes, confronté à l’irruption des pulsions du mal absolu en arrive à se sentir dépossédé de leurs propres personnalités.

Et puis, chez De Palma comme chez Fincher, une apparente compilation méthodique et factuelle, une apparente platitude narrative.

Chez Fincher comme chez De Palma, chaque scène a apparemment la sécheresse d’un procès-verbal, d’une pièce au dossier, s’en tient à un strict enregistrement.
Et puis, enfin, les affiches parlant d'elles-mêmes, parce que nous avons peut-être tout simplement là affaire à deux films cryptogrammes.


Pour autant, les sentiments provoqués chez le spectateur par les deux films sont radicalement opposés. Car chez Fincher, l’apparente répétition, le sur-place policier s’oppose à une sédimentation du temps long de l’enquête, que l’on ne sent pas de prime abord, mais qu’étrangement on finit par partager, comme une note monocorde qui, petit à petit, révèlerait l’étendue de ses dimensions sonores. Pas loin finalement de l’impression ressentie à l’écoute de Philip Glass (en fait, j'avais dit Philipp Glass comme ça pour balancer mes références et là en cherchant des liens, je tombe sur cette animation exemplaire sur les rapports musique - répétition - géométrie).
Phase (facilement) visible de cette impression : le travail de reconstitution (notamment la déclinaison des distributeurs de Coca depuis la fin des années 60 jusqu’à aujourd’hui). Phase plus secrète : les avatars de l’enquête qui d’un simple fait divers devient une chimère fictionnelle infiniment déclinée et recommencée.

Deux modes de décryptage. Là où De Palma pense qu’on ne peut saisir le mal et la pulsion...
... que par l’entremise de différentes images - télé, internet, handycam - ... Fincher tente de l’attraper suivant différents récits : comics, hiéroglyphes, énigmes, polar urbain (scène étonnante où le personnage de Mark Ruffalo confie son désarroi de voir l’enquête être devenue le pitch de Dirty Harry). Quelque part, si le crime génère en lui autant d’histoires possibles, il signifie l’impossibilité de boucler l’enquête. Comment arrêter une fiction qui se déploie sous divers avatars ? Le trouble ressenti devant Zodiac vient de cette impossibilité à réellement boucler le film… sans pour autant que nous ressentions tant de frustration que ça. Trouble qui est peut-être celui d’un « conte pour adultes » qui nous rappelle combien nous avons encore besoin qu’on nous raconte des histoires infinies et insolubles.
Là où le fait divers De Palmien se diffracte et se dilue sur différents supports d’images, celui de Fincher gagne d’étonnantes dimensions en se déployant en direction de différentes hypothèses fictionnelles parfois embryonnaires, bouts de fictions jamais bouclées, mais qui tricotées les unes dans les autres finissent par produire un canevas inédit, paradoxalement resserré et ayant conquis sa propre épaisseur… ... aux antipodes de la désespérante platitude de Redacted, où chaque séquence paraît finalement écrasée au fer à repasser, figée dans son propre explicite. Et puis la désagréable impression, au cours de la progression du film, d’assister finalement à une longue séance d’insensibilisation du regard (au sens médical du terme), cherchant à chaque séquence l’habillage adéquat (capture nocturne, caméra de surveillance, grain DV, saccades internet) pour rendre l’insupportable « presque visible » (car il est bien connu, ma bonne-dame, et Haneke nous l’a suffisamment répété, que les horreurs que même des enfants voient chaque jour sans broncher au JT, plus d’un adulte aurait du mal à les supporter sur un écran de cinéma), et culminant avec l’embarrassant montage photo final des victimes civiles, dommages collatéraux.
Là où Zodiac me trouble en infusant dans mon esprit autant de germes de fictions, Redacted m’anesthésie les yeux sans pour autant me paraît finalement une longue séance d’anesthésie du regard. Peut-être mon nerf optique est-il fatigué d’avoir vu tant de films. Je crois plutôt que certains films anticipent un peu trop leur propre discours et oublient la fiction en route.

11 commentaires:

Anonyme a dit…

ah ah ah c'est tellement vrai

GM a dit…

Je crois que je comprends ce que vous dites, car vous le dites très bien, très clairement, et pourtant, j'ai vécu ça un peu à l'envers, en ce que Zodiac m'a laissé un peu froid (non qu'il m'ait déplu, mais il ne m'a pas directement touché, je l'ai trouvé disons "trop sûr de lui", trop mécanique, trop figé), quand Redacted m'a touché directement, plus "viscéralement" (le mot est très mal choisi) alors même qu'il est, j'en conviens, plus théorique. Étrange, car votre texte me semble pertinent, alors même que je suis de ceux qui pensent aussi, comme vous en parlez en ouverture, que Redacted est un film-jalon... Merci pour ce texte.

Joachim a dit…

Sans doute "Zodiac" fait-il preuve d'une grande assurance, mais au moins, la met-elle au service d'une façon assez inattendue de produire de la fiction, une façon assez secrète et sournoise. Conjonction du fond et de la forme qui crée une véritable infusion de trouble,que pour ma part, je ne m'attendais absolument pas à rencontrer dans un film de studio. Alors que "Redacted" me paraît tiraillé entre deux pôles irréconciliables; indéniable virtuosité formelle (le film n'est quand même pas négligeable et m'intéresse tout de même plus que ce que j'ai l'air d'en dire) mais conduite de la fiction à gros sabots.

GM a dit…

J'avais l'impression, en voyant le film, que ces gros sabots n'étaient pas ceux du film... Vous voyez ce que je veux dire?

Anonyme a dit…

Je suis aussi tombé sur la bande-annonce du Claudel en salle. Et j'avais envie de hurler, de prendre à parti les autres spectateurs devant ce montage obscène et larmoyant. Envie de mettre des claques à ces quidams que je soupçonnnais d'être des comédiens tant ils surjouaient l'émotion...
Quant à Redacted, même si je ne partage pas ton point de vue (je trouve le film passionnant, malgré ses lourdeurs), je comprends tout à fait tes réserves.

Joachim a dit…

On peut sans doute rendre gré à De Palma de s'être toujours confronté à la vulgarité, de manière assez frontale. J'ai l'impression qu'avec ce dernier film, il atteint une sorte de climax ou de transparence maximale dans cette confrontation (il n'y a plus l'entremise de la figure du voyeur qui hantait jusqu'alors son cinéma, ou alors le voyeur, c'est tout spectateur assis devant le film), d'autant plus que la vulgarité qu'il aborde ici est à l'échelle de tout un pays, une époque (l'Amérique, ici et maintenant). En ce sens, abordé de ce côté-là, le film est une réussite... mais en même temps assez close sur elle-même. Pour cette raison que je persiste à penser que le versant purement fictionnel du film reste bien schématique. Peu de souvenirs d'"Outrages", mais il me semble que c'était un peu plus retors et puis le film était quand même porté par un affrontement d'acteurs d'une belle trempe. Il paraît que, dans la scène finale, Sean Penn glissait à l'oreille de Michael J.Fox qu'il allait rester toute sa vie un acteur de télé sans envergure.

'33 a dit…

Beau texte critique, qui me convainc presque que Redacted est mineur. Pourtant, je n'arrive pas à m'y résoudre. Que le film soit disgracieux et peu flatteur, c'est une évidence. Que son aspect fictionnel soit déceptif, également. J'ai mis plusieurs jours à m'en remettre, à savoir quoi en penser. Aujourd'hui il me semble que son aspect théorique, au delà de tout ce qu'on a pu lire de plus ou moins pertinent, ici ou là, n'est pas négligeable. Si le film fait date c'est, à mon sens, comme cri desespéré de son auteur dans le désert peuplé des images. Ce n'est pas rien tout de même, ce n'est pas balayable du revers de la main par un "sa fiction est nulle", vous ne trouvez pas ? Je me mets à la place d'un cinéaste qui essaie de comprendre la modernité des images aujourd'hui, qui essaie d'y voir clair, d'y décrypter quelque chose, et je ne vois pas ce qu'il pourrait faire d'autre que s'effacer ainsi. De Palma, cinéaste control freak, démiurge, de l'hyper-visibilité, finit par se dissoudre, dans l'image. Ca ne veut pas dire que la fiction est morte, mais qu'un certain type de fiction maniériste est mort (par exemple, Angle d'attaque ou le prochain Romero, qui n'a que peu d'intéret car arrivé trop tard). En cela c'est un jalon. Pas de quoi s'en réjouir néanmoins... Car maintenant il va falloir replanter dans le désert.

'33 a dit…

dit autrement : ce qui fait l'importance de Redacted est plus son geste (tourner, violemment, la page) que son résidu (un film déplaisant, que je n'ai pas envie de revoir de sitôt)

Joachim a dit…

Considérer un film comme "résidu" me laisse, personnellement, un peu coi.
Cependant, je veux bien admettre que "Redacted" peut sans doute être vu, après le "ciném'art contemporain" (Warhol, Akerman, Apichatpong et autres...), comme le plus abouti des "films ready made", en ce sens qu'il dépasse très nettement les trucs "à la Blair Witch ou Cloverfield". Maintenant, que j'y pense, dans des registres cinéma tout à fait différents mais toujours dans l'idée du "raedy-made", il y a aussi certains Garrel ("Le bleu des origines" ou "Elle a passé...") qui s'affirment comme de belles "bobines trouvées", films "projections de rushes", paraissant vierges de tout montage. Tout cela pour encore une fois, le plaisir d'établir des comparaisons improbables entre des films qui n'ont rien à voir les uns avec les autres.

Joachim a dit…

Et peut-être que "Ten" de Kiarostami peut aussi être considéré comme un film "ready-made". En même temps, je me suis toujours demandé comment prendre les déclarations d'AK du genre "Je n'ai donné aucune instruction aux comédiens. Je n'avais qu'à récupérer la K7 à la fin du trajet". Cabotinage de superauteur ?

'33 a dit…

le terme "résidu" n'est pas très heureux, mais il trahit néanmoins mon sentiment : un "truc" pas très beau à voir, un peu chiche, et pourtant pas négligeable.
Encore une fois, je suis vraiment convaincu par tes arguments (difficile de ne pas l'être), proches de ceux de SR, d'ailleurs, mais je sais pourtant que Redacted est un film qui compte pour moi. Que veux-tu, je suis un être inachevé en désir d'éducation, à ce qu'il parait...