mardi 11 mars 2008

Le voyage est une affaire de travelling (Le travelling est une affaire de voyage, ça pourrait aussi fonctionner, non ?)

Déjà tentée par quatre garçons dans le vent, il y a une quarantaine d’années, l’expérience de la quête spirituelle pop est à nouveau expérimentée par les trois frères du Darjeeling limited (Wes Anderson 2008 - sortie le 19 mars).
A gauche: Jason Schwartzman, Adrien Brody et Owen Wilson
A droite: des sosies d'il y a 40 ans.
En profond désaccord avec les Cahiers (qui se la jouent déjà ex-fan) et à l’inverse de Michel Ciment (qui voudrait lui, WA pas MC, faire arrêter le cinéma), je trouve chaque film de Wes Anderson meilleur que le précédent. Pourquoi alors qu’a priori, tout son cinéma cumule tout ce qui, en général, m’agace profondément (goût de la vignette, recherche du décalé à tout prix, maniaquerie bricolée, fétichisme du décor) ?

Bon, je reconnais que j'avais un peu peur, que l’esthétique ligne claire (que l’on lui connaissait de ses précédents films)…



... mêlé à l’usage de clichés exotiques (mais avec l’excuse que comme Hitchcock, il vaut mieux « partir du cliché que d’y arriver »), ça n'aurait pu donner que ça :


Mais non. Pas besoin de rentrer dans les détails pour relater la grande richesse de The darjeeling limited. Disons qu'elle tient parfaitement en une maxime paradoxale (que je me suis permis de piquer ici) :

The traveler sees what he sees,
The tourist sees what he has come to see.

GK Chesterton


Car la grande émotion du film vient justement se nicher dans l’écart entre une idée préconçue (que l’on se fait d’un frère, d’un parent, d’un pays) et ce que l’on découvre de lui, entre « what you have come to see » et « what you see ». De la prise de conscience de ce décalage naissent d’autres écarts qui structurent le film : celui entre ce qui semble y être programmé sur les rails et ce qui se passe sur les bas-côtés, celui entre la comédie parfaitement réglée et l’irruption du drame, plus généralement l’écart à combler entre l’enfant abreuvé de BD, jouant fort sérieusement avec ses trains électriques et ses maquettes de bateaux et le même devenu cinéaste et capable d'enfin manipuler ses jouets grandeur nature.


Pas étonnant que cet écart, ce chemin à parcourir soit, dans ses deux derniers films, constamment relayé, au niveau de la mise en scène par l’usage virtuose du travelling latéral, révélant à chaque fois la scénographie de lieux pourtant étriqués, sans profondeur (couloirs de trains, bateaux, sous-marins) et surtout leur dimension théâtrale, leur coulisses comme leurs espaces de représentation.

***
Sinon, toujours à propos de trains et de voyages :

- Il est vrai que la citation de Chesterton colle aussi parfaitement à cette célèbrissime séquence qui donne, comme rarement et en seulement quelques minutes, l’impression du voyage, du dépaysement et manifeste surtout une avidité à vouloir tout regarder dans un paysage, comme s'il était vu pour la première fois.

- Je découvre ce matin, ce projet ferroviaire et architectural, que je me veux d’avoir raté (alors qu’il a dû être copieusement et médiatiquement annoncé). Je trouve le rhabillage de ce train, plus généralement le travail de ce collectif de jeunes architectes Encore Heureux d’une grande fraîcheur et d’une grande poésie. D'ailleurs, leur projet DROMAD'AIR, compagnie de "tourisme urbain à dos de dromadaires" est aussi très wesandersonien.

9 commentaires:

Anonyme a dit…

Personnellement je suis super énervé en lisant ce billet...

Faut comprendre... ça fait trois jours que je gribouille dans mon carnet de notes pour essayer d'articuler une page d'ecriture un peu chiadée autour de quelques idees qui me tiennent à coeur...

Alors quand un chroniqueur enchaine ainsi avec maestria les arguments, les documents et les analyses, faut comprendre, ça énerve...

(PS : un compliment est caché dans ce commentaire, sauras-tu le retrouver ?)

Anonyme a dit…

Plus qu'une semaine pour à mon tour découvrir le film... En l'espérant un peu meilleur que La vie aquatique que je trouve tout de même en-deçà de Rushmore et Tenenbaum...

Joachim a dit…

Frédéric
Où peut-on vous lire ? J'ai essayé de chercher un lien sur votre blog (si vous en avez un ou alors est-ce celui sur le rugby?), mais ça ne marche pas. Sinon, merci pour le compliment paradoxal.
Ska
"Tenenbaum", c'est le premier wes anderson que j'ai vu et je n'avais été qu'à moitié convaincu: brillant mais assez artificiel. Alors que les suivants que j'ai vu dans le désordre (donc en fait ses précédents films) m'ont de plus en plus enthousiasmé. En tout cas, ce dernier me paraît beaucoup plus naturel, plus ouvert, avec moins le souci "d'imposer son univers". En fait, il est assez proche de "Rushmore" dans la façon de nous rendre les fêlures de ses personnages si proches des nôtres.

Anonyme a dit…

Joachim
j'ai du cafouiller la saisie, d'autant que j'ai rédigé le commentaire depuis mon mobile (si, si , je fais le geek à mes heures perdues...)
En effet, mon blog "principal" traite du rugby ancien http://www.rugby-pioneers.com et ma présence en ligne est à peu près résumée @ http://rugbypioneers.multiply.com

Joachim a dit…

Après une visite sur ton blog, je suppose que le burlesque distingué et dandy des premiers rugbymen devrait effectivement intéresser Wes Anderson. Ca donnerait sans doute un film moins académique que "Les Chariots de feu" (je sais bien que c'est sur l'athlétisme, mais ça doit être grosso modo la même époque).

Anonyme a dit…

L'un des héros de Chariots de Feu est Eric Liddell (celui qui ne veut pas courir un dimanche...) qui fut également un redoutable rugbyman pour l'équipe d'Ecosse...
http://tinyurl.com/yp3j6p

Le jeu des associations est sans fin... le rugby est une matrice universelle... (la-dessus, je sors...)

Anonyme a dit…

C'est un euphémisme de dire à quel point le film - enfin vu - m'a enthousiasmé... Je le trouve aussi bien meilleur que La vie aquatique, beaucoup plus émouvant. Ces trois comédiens... Ces séquences graves et sereines dans le village indien... Owen Wilson défaisant son bandage face au miroir, écho à la séquence de suicide de Luke Wilson dans Tenenbaum... Il y a, derrière les rouages comiques, une grâce constante dans ce cinéma-là. Tout l'inverse de l'autre Anderson (PT) dont j'ai enfin vu le film hier (c'est brillant, certes, mais il n'y a pas cette humanité, cette mélancolie, cette tendresse qui rendent si proches de nous le cinéma de Wes Anderson...)

'33 a dit…

Amusante cette citation. Mais en fait , je crois comme Proust (cité par Deleuze dans l'abécédaire à la lettre V, comme Voyage - qu'il exécrait) que le voyageur lui aussi va vérifier ce qu'il a précédemment révé. Le touriste, dans ce cas, irait voir non pas ce qu'il a révé (ce qui demande un effort) mais ce qu'on lui a vendu. Je ne crois pas qu'on découvre durant un voyage des choses autres que sur soi-même. Comprendre l'Autre, toutes ces choses-là, c'est bien joli, mais ça ne fonctionne pas, sauf si le voyage se transforme en séjour - et encore. C'est pour cela que le film d'Anderson me plait tant : ils ne voient rien de l'Inde. Qu'on ne dise pas : si, si, ils voient un village et des funérailles. Lors de ces funérailles, ils voient ce que tout le monde a déjà vu de l'Inde et surtout, ils pensent aux funérailles de leur propre père. On ne voit rien des funérailles indiennes : ils sont venus là pour se retrouver entre eux, et avec eux.

Joachim a dit…

Tout cela me rappelle un graffiti vu cet automne à Lisbonne (mais en français dans le texte): "On croit toujours qu'on a fait un beau voyage, mais c'est le voyage qui vous a fait beau".