Comme il est dit, chanté, psalmodié par Bashung dans son album éponyme, l'imprudence, c'est ce qui fait débuter une histoire d'amour...
Cette phrase de Bashung, on croirait la lire dans les pensées et sur le visage de Vicky (Rebecca Hall) sur le tout dernier plan du film d’Allen… film indéniablement agréable comme une invitation dans une villa catalane, mais peut-être un peu trop « impeccable mécanique et poutres apparentes ». Est-ce moi qui avec ce cinéaste suis passé de l’amour passion à l’amour raison ? J’ai désormais l’impression de devoir produire un certain effort pour apprécier ses films qui auparavant emportaient une instinctive adhésion. Quoi qu’il en soit, depuis Anything Else (2003), il m’apparaît qu’Allen s’échine à théoriser et à illustrer, avec méthode mais non sans brio, un mélange des genres et des tons qui paraissait si naturel chez lui auparavant et sur lequel il avait surtout l’élégance de ne pas insister. Que l’on se souvienne des tons indécidables de Broadway Danny Rose, d’Hannah et ses sœurs, de Crimes et Délits, de leur coexistence du burlesque pur et de la vérité affective , que l’on se souvienne des si surprenants revirements sentimentaux de Manhattan (la façon dont il parvenait à nous rendre le personnage de Diane Keaton, légèrement imbuvable puis finalement adorable au sens propre), que l’on se souvienne de tous ces miracles et ces aventures de Constance et Frivolité en Catalogne paraissent soudain une élégante, habile et articulée démonstration, mais démonstration tout de même… qui plus est, d’un programme énoncé dès son ouverture.
A l’énoncé de son pitch (un vieux jeune homme tenaillé entre l’amour raison et l’amour passion), Two lovers sent lui aussi le théorème filmé, et l’on pourrait craindre les personnages typifiés, l’arbitraire des situations et l’explicite du conflit, autant d’écueils que j’avais cru voir dans La nuit nous appartient (mais bon, en même temps, j’étais l’un des seuls à renâcler devant ce film). Par quel miracle, des présupposés aussi théoriques peuvent-ils donner lieu à l’une des œuvres les plus habitées, les plus vibrantes vues depuis longtemps sur un écran ? Difficile de répondre tout net, mais revenons peut-être à cette fameuse imprudence. Déjà parce que le sujet apparent de Two lovers, c’est apparemment la difficulté, voire l’impossibilité, à sortir des rails et des choix du clan.
Mais aussi, parce qu’une fois posé ce premier postulat, ce que montre le film avec une incroyable acuité, c’est finalement que ce combat pour sa propre liberté est vaine, cette imprudence est impossible, non pas tant à cause de tutelles extérieures (la famille, la morale, la culture), mais précisément parce que passion et raison apparaissent comme les deux faces d’une même médaille pourtant chèrement conquise.
Si le film de Gray est aussi fort, c’est bien parce que les dilemmes pèsent en permanence tout en n’étant pas personnifiés par des figures porte-parole (ce qui est un peu la tendance d’Allen). C’est le sentiment lui-même qui est bipolaire et traverse des corps meurtris et des esprits fragilisés par l’après-coup. Même s’il y a deux femmes magnifiques de dignité, il n’y en a pas une pour incarner l’amour raison et l’autre l’amour passion. Au contraire, en scrutant les joies comme les ravages de la naissance de l’amour dans un corps lourd et meurtri (celui de Leonard – Joaquin Phoenix), en montrant les deux faces du sentiment, la curative (redécouvrir les sentiments après un premier trauma) comme la pathogène (tomber amoureux de la voisine) le film ne cesse de déjouer des schémas a priori archétypaux, quand bien même quelques rebondissements scénaristiques n’y vont pas avec le dos de la cuillère. J’en veux pour preuve la façon dont survient ce baiser...
... à la fois programmé par le récit (récit qui est aussi celui des parents de Leonard) mais totalement inattendu dans ce qu’il révèle de l’intimité des personnages. Et si finalement, ces surprises permanentes, cette avidité à être surpris par l’autre, ce n’était pas ce que recherchait avant tout Leonard, qui semble avoir trouvé sa devise dans ce poème :
AMOUR
Etre
Le premier venu.
(René Char 1949)
Leonard n’est-il pas, au fond, avide de cristallisations avec ces « premières venues » : celle promise par ses parents puis sa voisine de palier ? Car plus spécifiquement qu’un dilemme amoureux (et condamné), le film raconte l’impossible coexistence de deux rencontres simultanées. A l’imprudence, qui serait l’étincelle de l’histoire d’amour, se grefferait donc l’impatience à reproduire ces si précieux moments, si souvent dédoublés dans le film.
Et c’est de cette impatience qu’il faut faire le deuil au dénouement du film. Dénouement tragique, mais résonnant d’une ambigüe réconciliation avec ses propres imprudences et impatiences, désormais anesthésiées.
4 commentaires:
je ne pourrais être plus d'accord, ça exprime parfaitement les légères réserves que j'avais envers le allen sans bien parvenir à les exposer chez '33. et two lovers, je n'ai que parcouru, ne voulant pas trop déflorer un film que je ne verrai que dans trois semaines (soupir), mais ça me ravit, cette nouvelle confirmation qu'on peut faire la moue devant le précédent (je n'étais pas inconditionnel non plus) et adorer celui-ci.
par contre, arrivé au poême de char, "le premier venu", j'attendais l'enchainement, me régalais déjà, et non! trop dommage, pour un des plus beaux films de l'année, où il est aussi question, ô combien, d'imprudences.
Eh ben argh, le Doillon, je l'ai loupé... l'un de mes grands regrets de l'année... Peut-être bientôt le DVD (pas vu s'il était sorti ou pas...). Intéressant de voir d'ailleurs comment Allen, Gray et Doillon (pour prendre trois cinéastes qui n'ont rien à voir a priori) traitent chacun à leur manière la figure du trio sentimental nécessaire pour révéler la vérité d'une histoire à deux, d'où évidemment l'apparente exclusion du troisième membre, exclusion finalement impossible puisque c'est aussi lui qui fait tenir l'ensemble... (C'est explicite chez Doillon qui se réfère à des schémas psychanalytiques triangulaires dont le nom exact de la figure m'échappe)...
Sinon, pour poursuivre les voisinages, l'émotion du Gray m'a paru assez voisine de celle d'un film d'Anthony Mann, pas très connu mais incroyablement dense : "Raw deal" (1948) où l'intrigue de film noir se double d'un inextricable noeud sentimental entre un homme et deux femmes.
J'aime beaucoup le Woody Allen mais il ne me semble pas avoir été dithyrambique.
En revanche, tu as gagné : je pense que j'irai voir le James Gray...
Bonjour Joachim,
"J’ai désormais l’impression de devoir produire un certain effort pour apprécier ses films qui auparavant emportaient une instinctive adhésion." : des mots qui expriment exactement mon sentiment "contrarié" envers Allen...
Les autres sont ceux que j'ai lus de plus beaux, et de plus vibrants, précisément, sur le film de Gray.
Merci.
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