vendredi 13 juin 2008

Les yeux dans les bleus

Pour se consoler des Bleus de Domenech, on peut peut-être se rabattre sur le onze du cinéma français (j'ai bien dit le onze et pas le club des 13).

Gardien (du temple) : Straub

Défense : Téchiné, Claire Denis, Dumont, Kechiche

Milieu : Rohmer, Desplechin, Resnais, Cantet

Attaque : Rabah Ameur Zaïmeche, Chabrol

Coach : JLG

Gardien :

Longévité, constance et inflexibilité. Déjà trois qualités primordiales du gardien. Une quatrième : grande gueule. Mais le jeu des Straub ne tient pas uniquement dans ses qualités sur la ligne. Car cela fait longtemps que leur cinéma offre de beaux dégagements (textes minéraux et captation lapidaire du monde) qui irriguent souterrainement d’inédites perspectives aussi bien le théâtre que l’art contemporain. Un gardien qui ne se contente pas seulement d’être le dernier rempart, mais aussi et surtout le premier relanceur.


Défense :

Dans les couloirs droite et gauche, deux tenants d’une tradition française, naturaliste et littéraire. D’abord Téchiné. Peut-être la régularité à défaut du génie, mais néanmoins toujours une belle propension à labourer la psyché romanesque d’arrière en avant dans son imperturbable « classicisme contemporain ». Précieux donc pour les premières relances et l’assurance d’un tempo, d’une mélodie de jeu, peut-être pas follement originale, mais néanmoins structurante.

De l’autre côté, Kechiche n’a plus à faire valoir ses qualités d’endurance, son travail sur la durée, sa propension à mouiller le maillot et son acharnement à tirer toute l’équipe vers le haut. Se dépense sans compter dans une belle générosité, ce qui lui vaut une grosse cote d’amour aussi bien chez le public que chez les « spécialistes » (mais en foot, la dichotomie « public / critique » n’est peut-être pas aussi nette et opposable qu’en cinéma).

Dumont comme libéro. Pour plusieurs raisons. D’abord, faut bien un chti dans l’équipe sans quoi risque de grève des supporters. Ensuite, c’est le seul joueur français qui d’un regard arrive à foutre les boules à Cronenberg, l’attaquant de la sélection nord-américaine. Enfin et surtout, parce que, comme tout grand défenseur, il a une vision assez fine de la frontière ténue entre le bien et le mal, entre ce qui entrave le jeu et ce qui peut le faire décoller vers la grâce. Et puis, en défense comme dans son cinéma, tout naît de la friction et de l’immanence des corps.

Ce qui lui fait un point commun avec Claire Denis, ici retenue pour sa capacité à trouver de la liberté dans des petits espaces. Parfois, ça donne quelques petits gris-gris inutiles et gratuits, mais le plus souvent, sa technique ramassée permet d’aérer un jeu qui semblait confiné (voire limite caricature du cinéma français). Et puis, elle adore se dire « passeuse » (de musiques, de corps, d’attitudes), ce qui tombe bien… pour être le dernier maillon de la relance, de l’arrière vers le milieu.

Milieu :

Attention, bataille des ego à prévoir entre « créateurs », mais on est en France, le pays qui a réussi à faire jouer ensemble deux numéros 10 Platini et Giresse puis deux « troubadours » Zidane et Ribéry, donc tout ça pourrait se goupiller.


Rohmer en n°6, à la récupération et à la relance vers l’avant (donc plutôt en faux n°10), c’est une évidence. On pourrait dire de lui la même chose que Deco à Barcelone : « quand il joue bien, toute l’équipe joue bien ». De fait, les années où Rohmer sort un film, il est difficile d’affirmer que « le cinéma français n’a rien fait cette année ». Constance, variété, tempérance, mais aussi sens de la variation et des arpèges. Un métronome mais surtout un musicien. Tout ce qu’on attend d’un organisateur du jeu.

A côté, deuxième numéro 10 (mais peut-être un peu plus offensif), Resnais, surtout pour sa vision globale, son sens du déploiement de la fiction et du jeu. Surnommé « Master mind » pour son appétence à élaborer et à mettre en place des schémas tactiques mouvants et mutants durant la partie, même si, depuis la fin des années 80, certains de ses choix ont dérouté.

Desplechin, à côté, a la chance de jouer à côté de son maître et de lorgner sur son savoir. Pas encore aussi flamboyant, mais on peut lui reconnaître un sens assez personnel du tempo : jouer sur plusieurs rythmes, dédoubler les niveaux de lecture pour donner in fine une ampleur polyphonique à son jeu, même s’il se repose parfois sur des prémisses pas toujours captivants.

Enfin, Laurent Cantet, invité de dernière minute, sur la seule foi de son dernier film, de loin son meilleur. Pourquoi au milieu ? Peut-être simplement parce qu’il est l’auteur du plus parfait « film du milieu »… Ah, ah, ah !... Mais un milieu plutôt offensif, où les (re)prises de parole claquent comme des reprises de volée.


Attaque :

Parmi les jeunes pousses du centre de formation (Guiraudie, Bozon, Mouret au portillon), le plus apte à être lancé dans le grand bain paraît Rabah Ameur-Zaïmeche, pour sa fougue et sa sincérité, mais aussi (un peu comme Cantet d’ailleurs) pour son avidité à aller chercher la France, pas tant là où ça fait mal, que là où ça l’interroge (l’école, la religion, le travail, l’immigration, la banlieue) tout en proposant un regard non sociologique, un peu à côté, mais où une dramatisation en sourdine se double d’un âpre lyrisme. Aux avants-postes des mutations de la société donc, mais avec les armes de la poésie. Un attaquant reptilien, qui sait s’enfoncer dos au but dans la défense adverse sans qu’on le remarque pour savoir décocher ses frappes sourdes et précises.

Pour compléter cette ligne d’attaque et ajouter à la fougue l’expérience, alignons ce vieux grigou de Chabrol en n°11. Une prétendue absence de style qui cache au contraire une rigueur du découpage, preuve d'une implacable science du placement. Roublardise, air matois, sourire patelin… de quoi paraître inoffensif aux yeux du gardien adverse …. et puis le coup de patte fatal capable à lui seul de tuer le match. Un vrai renard des surfaces que celui-là.


Sinon, pour les matchs sans enjeu, une variante de ligne d’attaque : Podalydès et Iosseliani. Beaucoup de dribbles, de crochets plaisants, de sympathiques tricotages, agréables mais un peu vains. En fait, c’est une sorte de spécialité française : l’attaquant altier et stylé mais qui ne marque pas de but (type Dugarry).


Quel coach pour tout ça ? Quel est le cinéaste français le plus Raymond Domenech ? En existe-t-il un seul qui s’échine livrer des grandes considérations sur son art, à élaborer des schémas tactiques alambiqués et déroutants qu’il paraît être le seul à comprendre et qui ne seront pas respectés sur le terrain ? Et puis, c’est quoi finalement le seul boulot du coach ? Animer les conférences de presse. Pour toutes ces raisons, un seul choix, un seul : Godard of course. Pourrait être secondé par Moullet comme adjoint, pour sa connaissance encyclopédique, sa cinéphilie fureteuse et ludique toujours précieuse pour contrer les schémas tactiques de l’adversaire.


Et puis, puisqu’il faut une légende brisée, un destin fracassé, notons la similarité des trajectoires entre Leos Carax et les génies du FC Nantes, si brillants au bercail, et fracassés hors de leur nid. Puisque les films des années 80 de Leos, c’était aussi beau que ce but-là ou celui-là… et le fait qu’il soit réduit au silence, c’est aussi moche qu’un pétage de plombs de Patrice Loko ou un tacle par derrière sur José Touré. Alors, quand on le voit dans les tribunes, on pense à la place qu’il aurait dû garder sur le terrain.


Ah, tiens, z'ont eu la même idée, eux là. Enfin, en même temps, je suis pas dépositaire de l'idée, puisque lui aussi avait fait une très belle sélection, pour l'Euro d'il y a quatre ans, pour ce magazine.

13 commentaires:

Anonyme a dit…

Eh bien dis moi, c'est la première fois que je lis un commentaire footballistique avec autant de plaisir!
Je ne suis pas qualifié pour prendre le relai avec la métaphore sportive mais certaines absences me chagrinent (tu t'en doutais, non?).
Primo, je ferais bien sortir Claire Denis (le cinéma, à l'instar du foot, est un sport d'"hommes"!Eh! eh! je vais me faire des amies!)et s'il faut absolument respecter un quota féminin, je la remplacerais volontiers par Catherine Breillat, beaucoup plus "sportive" pour le coup!
Quand aux autres "joueurs" que j'aurais aimé voir figurer dans ton équipe, il y a bien sûr Rivette (celui qui aime à jouer les prolongations!), Philippe Garrel (c'est quand même autre chose que Cantet!) et Jean-Claude Brisseau dont je viens de redécouvrir quatre films absolument merveilleux (critiques prochainement tu sais où!)et qui me paraît, de plus en plus, sinon comme le meilleur joueur français, au moins comme le plus original et le plus singulier...

Anonyme a dit…

Splendide texte, peut-être un de tes plus émouvants. Merci !

Par rapport à Dr Orlof, je dirais que Brisseau, c'est un peu le Cantona (plus ou moins la même époque de gloire, d'ailleurs).

Joachim a dit…

Bon. C'est sûr que dans toute sélection, il y a une part d'arbitraire et d'injustice. Tentative de justification.

Premier critère: la régularité. Et il y a un certain nombre de cinéastes dont je trouve les réussites trop erratiques: Breillat, Lucas Belvaux, Pascale Ferran. J'ai beaucoup aimé certains de leurs films (Une vieille maîtresse, Cavale, La vie ne me fait pas peur)mais sur l'ensemble de leur filmo, je ne m'y retrouve moins que pour Claire Denis, Téchiné ou Desplechin par exemple, quand bien même je peux aussi avoir des réserves sur certains de leurs titres.

Deuxième critère: la forme du moment, ce qui explique la présence de Cantet et symétriquement l'absence de Garrel. Car avoir découvert leurs deux derniers opus simultanément a été une drôle d'expérience, tant l'un paraît vivant et l'autre totalement dévitalisé. Bon, c'est sûr qu'un tel choix est un peu opportuniste, mais j'assume. Je ne sais toujours pas d'ailleurs si "Entre les murs" est un si grand film que ça, mais il symbolise aussi un archétype de film "typiquement français" peut-être un peu attendu à la base, mais vraiment original dans ses dévellopements et abouti dans sa démarche qu'il serait dommage de ne pas saluer.

Quant à Brisseau, je vais encore me faire des amis, mais c'est vraiment très compliqué pour moi. "De bruit et de fureur" est vraiment un très, très grand film mais le reste, ses mélos volontaristes, j'ai vraiment du mal. C'est sûr qu'il y a des paris de mise en scène et de représentation dans "Choses secrètes", mais tout ça me paraît finalement assez théorique. Et puis, dans "les anges exterminateurs", je suis carrément gêné par son "autoportrait de réalisateur en gourou".

Quant à la métaphore cantonesque, il y a du vrai, mais en même temps, j'ai l'impression qu'il n'y a que des Cantona dans cette équipe. Et même des Cantona dépressifs (Garrel) qui risqueraient de foutre le bourdon à toute l'équipe.

Enfin, avec Rivette, je vais encore me faire des amis, deuxième. Quelque part, c'est injuste mais là aussi de ses films, je n'aime vraiment que "Le pont du Nord", "Céline et Julie" et "Va savoir". Le reste ne m'a pas toujours convaincu. Cela dit, sa science de la mise en scène et sa connaissance du cinémaz en ferait sans doute un excellent coach, plus humble et accessible que JLG.
En retenant ta proposition, je propose donc un triumvirat JLG, Moullet, Rivette à la tête de cette équipe, ce qui ne serait rien d'autre qu'un revival des Cahiers de la grande époque.

... Comme d'ailleurs une bonne part de l'ossature de l'équipe (Straub, Rohmer, Resnais, Chabrol) pas franchement jeune... ce qui laisserait entendre que nous en sommes au même point que lors de la Coupe du Monde 2006: avec une équipe en fin de cycle, capable de beaux restes, mais qui a du mal à passer le relais.

GM a dit…

les bras m'en tombent...

Anonyme a dit…

Comme on dit toujours : il y a en France 60 millions de sélectionneurs. J'aurai par exemple, comme le Dr Orlof, préféré Breillat à Denis. Et le jeu de Téchiné m'a rarement convaincu. Pour le reste, c'est assez bien vu.
Parlons d'autres absents. Où en est-on de la naturalisation de Raoul Ruiz ? Si il n'est pas au top à chaque match, sa capacité à mystifier les défenses pourrait nous être précieux. Le milieu défensif Cédric Kahn, sérieux, passionné par son sport, n'a pas toujours confirmé les espoirs placés en lui mais même dans les parties difficiles, il ne lâche jamais le morceau. Je ne sais trop si ici comme (souvent) ailleurs, le nom de Tavernier est un gros mot. J'ai du mal à comprendre le rejet envers cet excellent défenseur, pas génial, certes, mais régulier et physique. Enfin, le cas Gaspar Noé est plus clair et son absence justifiée : après son but d'anthologie de 1999, l'affaire de 2002 ne laissa pas de doute : y'a eu dopage.

Anonyme a dit…

Comme le bon Docteur, mon allergie totale au foot ne m'a pas empêché de prendre beaucoup de plaisir à la lecture de cette habile sélection.
Ma méconnaissance des fonctions de ces braves sportifs, sauf le gardien quand même, m'empêche de livrer une sélection personnelle. Elle serait néanmoins nettement plus classique avec un alliage de personnalités solides et de jeunes pousses prometteuses comme Lioret, Zonca, Hustache-Mathieu, Imbert, Giraudie, Audiard et Podalydès que je me verrais mal exclure compte tenu de la fantaisie qu'il mettrait sur le terrain.
Et comme ce n'est pas un gros mot chez moi, je remplacerais volontiers JLG (il n'est pas suisse ?) par Tavernier dont la cinéphilie vaut bien celle des Histoire(s) du cinéma. Régulier et physique, oui, et puis il ressemble au belge de la coupe du monde non ?
Sur Brisseau, j'attends ça avec impatience.
Et ça manque effectivement de femmes.

'33 a dit…

http://fr.youtube.com/watch?v=ur5fGSBsfq8

Anonyme a dit…

Même source d'inspiration, initiative semblable :
http://www.lesinrocks.com/index.php?id=67&tx_article[notule]=208064&cHash=b0f9c5e708

Joachim a dit…

Merci les amis (particulièrement Ed qui m'a beaucoup fait rire) pour toutes ces suggestions. Il est vrai qu'après coup, se font jour certains oublis: Ruiz (le recordman des sélections), Chris Marker ou Akerman. Seraient-ils trop singuliers pour jouer collectif au sein d'une équipe ?
Quant aux autres noms, ils se défendent aussi, mais bon, pour ne se fâcher avec personne, il y a toujours la liste des 23 et les remplacements de fin de match. J'ai quand même l'impression que beaucoup de noms apparus dans les années 90 (Kahn, Ferreira Barbosa, Mazuy, Hervé Le Roux, Finkiel, Zonca) ont un peu de mal à confirmer ou tout simplement à poursuivre leur oeuvre... ce qui nous ramènerait toujours à un certain mal endémique de la production française où se croisent plusieurs "premiers films prometteurs" mais manquant cruellement de "deuxième ou troisième films" audacieux.
Bon, Tavernier, je sais pas trop. J'ai arrêté de suivre depuis l'honnête "Ca commence aujourd'hui" et j'ai l'impression que depuis "L'appât", ses films ne rencontrent plus trop d'écho. J'avais vu le bonhomme "raconter sa carrière" au festival de La Ciotat en 2003 et c'est vrai qu'il m'avait plutôt impressionné. Cependant, je trouve quand même sa cinéphilie un peu trop vissée dans le rétro pour s'assumer coach.

Sinon merci '33 pour m'avoir enfin permis de voir ce sketch hilarant dont j'avais entendu parler mais jamais croisé de mes yeux.

Anonyme a dit…

Merci pour ce super article. Mon onze de départ n'aurait pas été bien différent.

Anonyme a dit…

Original et stimulant ce texte en effet... Mais Moullet en coach, allons, tu n'y penses pas ! :-)

José Oliveira a dit…

amazing, trully amazing. But, in my opinion, Carax in left wing and Rivette "the maestro" (ala Rui Costa) are better.

HAHA

Anonyme a dit…

Je crois que tu viens de m'intéresser au foot d'une manière totalement inédite et insoupçonnée...
C'est malin, ça :-)
Sinon, je trouve l'équipe superbe. Je ne ferais sans doute pas exactement la même, mais, nul doute : celle-ci m'a conquis.