mercredi 26 décembre 2007

Des cadeaux inattendus (Rétro 07 # 2)

Ces films ne sont pas sortis en 2007 et je les avais négligés, snobés ou ignorés. Cette année, ils ont pris leur revanche et j'ai été...

... trop heureux de les voir.

Petit florilège de quelques découvertes de l’année avec, au premier rang, deux pépites, deux comètes, deux astres solitaires et irréductibles, appelés pour encore longtemps à régner tout là-haut dans le ciel du cinéma.

- Blissfully Yours (Apichatpong Weerasethakul 2002 – vu à la séance de 11 h du MK2 Beaubourg) :
Peut-être finalement fallait-il voir cet opus inaugural d’Apichatpong après ses deux films suivants pour ressentir une familiarité encore plus grande avec ces « glissements progressifs du plaisir ».

Comme pour les films suivants, même structure « chenille et papillon » (deux moitiés distinctes mais qui se déduisent logiquement) mais surtout deux façons de partir à la rencontre du spectateur : une première heure pour faire connaissance, tranquillement, poliment avec un je-ne-sais-quoi de gêne charmante et une fois que les réserves sont tombées, une deuxième heure pour l’inviter et le guider dans son pays de cocagne, et lui faire partager son émerveillement et sa soif de volupté. Les Dardenne disaient que chacun de leurs films voudrait être « une poignée de main », mais Blissfully Yours, c’est beaucoup plus que ça, tant le film condense nombre de définitions d’un film idéal : une rencontre, une invitation, une échappée, un rendez-vous avec un inconnu qui vire à l’escapade sensuelle, un carnet de croquis sensualiste, une cristallisation de l’éphémère, une ode à la fragilité, fragilité qui n’a jamais paru aussi vigoureuse d’ailleurs. A tel point que c’est l’écran lui-même qui paraît massé par les images et que les yeux du spectateur (enfin les miens) goûtent le film comme une crème, une potion, un philtre d’amour.

- In girum imus nocte et consumimur igni (Guy Debord 1978 – vu en DVD).
Démontage en règle des artifices « spectaculaires » du cinéma en même temps que magistrale leçon de montage cinématographique, le testament filmique de Debord n’en est pas à un paradoxe près. Film inanimé (composé pour plus de moitié de photos fixes dont les photogrammes noir et blanc qui ornent cet article) et non filmé (pour l’autre moitié d’extraits de films, vus sans doute par le Guy alors adolescent), mais qui ose toiser tout le reste du cinéma et constitue sans doute la matrice secrète de cet autre monument qui vise à engloutir tout le cinéma dans sa propre célébration comme dans sa perdition : les godardiennes Histoire(s) du cinéma. Derrière le discours pointe une surprenante et mélancolique mise à nu du penseur, une « confession d’un enfant du vingtième siècle », un « que sont mes amis de l’avant-garde devenus ». En creux, une évocation du Paris dont « le cœur change plus vite que le cœur d’un mortel » et la transmission d’un rapport intime à la ville vécue comme un immense terrain de jeux et de rencontres. Et puis, comme Apichatpong, l’évidence que l’avant-garde peut aussi se résumer à une aventure, une exploration, un défrichage où l’intellectuel côtoie le ludique, où il s’agit de conserver la flamme d’une témérité qui précède l’intellect, en cela si proche de l’enfance. Quel autre film transmet, au final, l’impression rare de voir le parcours intellectuel de toute une vie condensé sur la longueur d’un simple long-métrage ? Si quelqu’un en voit d’autre, qu’il me fasse signe.

Ensuite, des films qui contrairement à Debord font un peu plus de « concessions au public » et surtout, pour paraphraser le groupe qui donne son titre à ce blog, des films typiquement « pour adultes et adolescents, à découvrir absolument ».

- Dirty Mary, Crazy Larry (John Hough 1974 – vu à la Cinémathèque) :
La sortie de Boulevard de la mort a permis d’exhumer l’une des sources d’inspiration de Tarantino, que son seul esprit pervers semblait tenir en haute estime cinéphilique. A première vue, les nombreux emprunts ou similitudes (vraiment involontaires ?) avec Vanishing Point (de trois ans plus récent) ou Sugarland Express de Spielberg (sorti la même année) ainsi que le pedigree inconnu du réalisateur plaideraient pour un produit de studio, standard et opportuniste, juste bon à flairer l’air du temps.

Mais, bloody hell, si c’était ça le cinéma standard, opportuniste et commercial de 1974, whaaah ! ! ! Encore une raison supplémentaire d’idolâtrer les seventies américaines. De quoi vouloir revenir 35 ans en arrière pour guetter TOUT ce qui sortait alors sur un écran. Car encore aujourd’hui, Dirty Mary…. conserve une telle pêche et une telle efficacité qu’on en vient à se demander si son professionnalisme ne s’est pas mué, l’air de rien, en virtuosité discrète mais inoxydable. Voilà des gens qui ont retenu la fameuse phrase de Tchekhov : « s’il y a un pistolet dans le décor, on doit entendre la détonation avant la fin de la pièce » (je n’ai pas la phrase exacte et puis je ne suis même pas sûr qu’elle soit du grand Anton)… sauf qu’ici, le pistolet, c’est la voiture et le décor le territoire américain, qui a rarement été filmé avec un tel sens de la scénographie cartoonesque. Car tout, absolument tout ce qui figure dans le champ (même un poteau télégraphique, un croisement de route ou un passage à niveau) influe dans l’action et sert la dramaturgie du film. Qui plus est, l’habileté du mélange des genres (polar, comédie, road-movie) et le crépitement des chamailleries dialoguées entre Larry et Mary (qui rejouent en rigolant l’éternelle guerre des sexes) témoignent d’une parfaite réappropriation (ou détournement sur le mode mineur ?) de l’héritage du grand Hawks. Pépite oubliée et retrouvée pour le plus grand plaisir du spectateur, Dirty Mary… témoigne sans doute de la continuité d’un super savoir-faire tapi au cœur de l’industrie, un savoir-faire peut-être sans effet de signature, mais à mille lieux de tout formatage, un savoir-faire qui a depuis migré vers la télé.

Enfin, pour finir, les "unsung heroes of rock’n roll...
Soit, dans la lignée de la réussite de Control (Anton Corbijn), plusieurs « films-rock » :
- The devil and Daniel Johnston(Jeff Feuerzeig 2005);
- DOA (Lech Kowalski 1981) panorama de la scène punk avec la tournée américaine des Sex Pistols comme fil rouge ;
- Rude Boy (Jack Hazan & David Mingay1980 starring les Clash).
Certes, avec Daniel Johnston, Johnny Rotten ou Joe Strummer devant sa caméra, il paraît difficile de rater son film, mais si ces films étonnent autant, c’est qu’ils ne se contentent pas de retracer les chansons de geste low-fi, cold ou new-wave, punk ou dub (qui se suffisent déjà à elle-même) mais c’est bien parce que cinématographiquement, ils inventent des formes hybrides souvent entre la fiction et le documentaire.

Ainsi, The devil and Daniel Johnston est une véritable plongée dans l’imaginaire torturé, mais fleur bleue du barde low-fi, grâce à l’exploitation visuelle de moult supports bricolés (K7 audio, films super 8, dessins). Un long métrage comme grand (ré)assemblage graphique qui compose en sourdine une symphonie bricolée aussi attirante qu’anxiogène. Un film qui s’inspire sans doute de Tarnation (Jonathan Caouette 2004) dans son approche, mais un résultat qui ne souffre pas de la comparaison avec ce modèle.

Quant à Lech Kowalski dans DOA, plus que l’incandescence d’une musique ou le charisme d’un groupe, c’est un véritable (et parfois terrifiant) précis de déflagration et d’implosion de la jeunesse qu’il parvient à filmer. Là encore, alternance de séquences d’innocence et d’autodestruction. Comme cette interview (assez difficile à regarder) de Sid Vicious et de Nancy Spungen "déjà morts" juste après la séparation des Sex Pistols, mais contrebalancée par une séquence d’une grâce incroyable où, sur je ne sais plus quelle musique, un gamin joue à Tarzan en accrochant ses lianes au milieu d’un jardin d’enfants rafistolé en plein milieu d’un grand ensemble. Je ne pense pas que ces deux séquences se suivent, mais ce sont celles qui ressurgissent immédiatement dans ma mémoire, comme si quand bien même les punks crameraient leur jeunesse par les deux bouts, leur musique serait appelée à régénérer un inoxydable état d’enfance.
Enfin, dans Rude Boy, c’est réellement l’hybridation entre fiction et documentaire qui sauve le film d’une certaine gaucherie (Mick Jones est un comédien bien emprunté) et lui donne surtout une dimension d’instantané polyphonique : un Polaroïd qui saisirait une société, une époque, une jeunesse, une musique. Paradoxalement, c’est peut-être quand la musique disparaît que la partie documentaire est la plus impressionnante, notamment quand il saisit d’étonnants a cappella de Joe Strummer.

Le plus amusant, c’est aussi la façon dont ces films (ou plutôt leurs musiques) pourraient se répondre. Le vrai « Rude boy », c’est Daniel Johnston, mais il cache une inspiration si pure et si brute à la fois qu'on serait prêt à beaucoup lui pardonner. Quand DOA montre une ahurissante interview d’un conseiller municipal londonien qui n’a rien d’autre à faire de son mandat que de rédiger 19 pages de règlements pour encadrer les concerts des Pistols, on songe immédiatement à l’hymne rageur des Clash : « I fought the law and law won ». Rude Boy, quant à lui pourrait se pitcher par l’ode étriquée des Libertines :

« What became of the likely lads? What became of the dreams we had?"

Peut-être une belle définition de ce cinéma: figer sur la pellicule l'existence de quelques espoirs de jeunesse depuis longtemps envolée.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

"Blissfully yours" est pour l'instant le seul film de A.W. que j'ai vu. C'est pour moi un objet esthétique, une expérience narrative, plus qu'un film achevé, avec ses trajets étirés au-delà du supportable et quelques plans magnifiques. Scepticisme devant l'ensemble tout de même.
"Rude boy": plus tellement de souvenirs sinon des scènes du Clash en live assez percutantes.

Joachim a dit…

Précisément, ce sont la longueur des trajets dans "Blissfully Yours" qui m'ont fait entrer dans le film, à la fin de sa première moitié. Maintenant, je comprends que ça ne marche pas pour tout le monde... Mais je retiens cependant le film d'AW comme celui de Debord car ce sont aussi des expériences menées aux confins du cinéma qui rafraichissent nettement le regard. Et puis c'est vraiment un mixte entre quelque chose de très direct, très brut et une approche beaucoup plus sophistiquée, cérébrale. Entre le primitif et le contemporain. Entre Flaherty et l'art vidéo.

Anonyme a dit…

J'ai découvert DOA et Rude Boy en 2007 également. Ça tombait bien, on fêtait les 20 ans du punk. L'hybridation fiction/docu de Rude Boy est effectivement passionnante et DOA a instantanément ringardisé les films de Julian Temple sur les Sex Pistols (Julian Temple en-dessous de tout d'ailleurs avec ses deux documentaires flemmards sur Joe Strummer et Glastonburry sortis cette été...)