Heureusement que les poètes sont là. Sans eux, comment pitcher ces Quatre Nuits… ? En effet, quoi de mieux que
car ces Quatre Nuits… ne racontent rien d’autre qu’un colloque sentimental où un rêve d’amour devient tellement familier qu’il s’intègre au quotidien de son héros. Le film est tout entier placé sous le signe du poète saturnien, de sa mélancolie apaisée, comme de sa légèreté soluble. Qu’on en juge par l’argument.
Une jeune femme s’apprête à sauter dans la Seine du haut du Pont Neuf. Pourquoi un tel désespoir ? C’est que depuis un an, elle attend le retour de son amant… qui n’a pas l’air de se présenter. Au dernier moment, un jeune homme la retient de sauter. Ce n’est pas l’amant attendu, mais un jeune peintre idéaliste. Durant quatre nuits, ils vont se retrouver sur le plus vieux pont de Paris et se livrer l’un à l’autre. Quatre nuits de flânerie et de confessions (en flash-back), écrin idéal pour la naissance de sentiments inavouables, aussi bien pour le peintre, cœur d’artichaut, amoureux de toutes les femmes qu’il croise (ce qui est une façon de ne tomber amoureux de personne ou d’un pur idéal) que pour la jeune fille, toujours bercée par l’espoir du retour de l’amour déçu.
Récit où Bresson marque une inflexion par rapport au reste de son œuvre. Pour une fois, le cheminement sentimental se substitue au cheminement spirituel. Le film est à l’avenant : identifiable comme du Bresson, mais « en mineur », en « sourdine », sur un mode plus léger, plus « poétique », plus « charmant » sans pour autant que son écriture cinématographique perde de son tranchant et de son acuité. Pour une fois, pas de douloureux itinéraire vers la grâce et la rédemption, mais une mélancolie flâneuse d’où n’est pourtant pas absente la douleur des sentiments.
La meilleure façon d’évoquer ce film est peut-être d’égrener les séquences qui sont restés dans la mémoire et ont permis de conjurer l’oubli. Cela rappelle un petit jeu mémoriel, quand au réveil, nous tentons de nous raconter un rêve dans ses moindres détails, d’attraper les souvenirs papillons avant qu’ils ne s’envolent.
Car le film semble être le produit d’heureux hasards, de nouvelles rencontres entre un cinéaste et des poètes, rencontres auxquelles il est trop beau de croire.
Ainsi le film, tourné en 1971, année de Melody Nelson, offre aussi une séquence toute baudelairienne centrée sur les parures, bijoux et les étoffes arborées par d’anonymes mais fortunées silhouettes. Incroyable de voir comment les mots de Gainsbourg collent parfaitement à cet abstrait défilé.
Là-bas, sur le capot de cette Silver Ghost de 1910 s’avance en éclaireur la Vénus d’argent du radiateur dont les voiles légers volent aux avant-postes.
1971, donc, et ces Quatre Nuits… ne sont que le deuxième film en couleurs de Bresson, soit tout de même 16 ans après La Fureur de Vivre (Nicholas Ray 1955), 8 après Le Mépris (JLG 1963) et 6 après Pierrot le Fou (JLG 1965). Bresson sans doute sensible aux démonstrations plastiques de ces œuvres phares semblait attendre patiemment son tour pour ne sauter le pas chromatique qu’en 1970 avec Une Femme Douce. Mais, à rebrousse-poil de ces œuvres manifestes, Bresson paraît chercher, dans cette œuvre aux ambiances nocturnes, à faire surgir les couleurs atténuées, à donner une intensité aux couleurs sourdes par de discrets jeux de contrastes qui révèlent les caractères de ses protagonistes.
Autre inoubliable et étrange séquence, celle où les héros vont au cinéma et regardent, en même temps que nous, spectateurs, cet étonnant « film dans le film », séquence presque antinomique de la doctrine où Bresson, lui, le cinéaste de l’ontologie, paraît se laisser aller au pastiche de film d’action. Alors, Scarface revu par Bresson, ça donne ça :Gunfight zen où la force des couleurs rejoint le hiératisme des postures. Fait déjà penser à Kitano et à Johnnie To. Préfiguration de ce cinéma où la violence s’exprime bien plus par le surgissement chromatique que physique.
Mais plus que le surgissement de la couleur, ce que semble quêter Bresson, c’est le surgissement d’une lumière lunaire : pas spécialement intense, mais permettant la douceur et la netteté, une lumière propre à ce que les « choses [soient] rendues plus visibles non pas par plus de lumière, mais par l’angle neuf sous lequel je les regarde », comme il écrit dans l 'Evangile selon Saint Robert, euh pardon, dans les Notes sur le cinématographe.
Comment ne pas être touché par la simplicité picturale de ces ambiances loupiottes toutes baignées d’un érotisme balthusien. A la vue de cette séquence, comment ne pas croire que le cinéma parait aussi avoir été inventé pour capter le mystère d’une lumière sur un épiderme ?
« Pictural », « érotique », « symboliste », « abstrait », « déconcertant », « guidé par des associations d’idées plus ou moins conscientes », les qualificatifs pour décrire ce film rappellent inévitablement ceux employés pour décrire les rêves. Le fait que ce film soit devenu aujourd’hui quasi invisible (épisodiques projections à la Cinémathèque, DVD de piètre qualité et incomplet sur eBay) en rajoute dans son destin singulier. Spectral, ce film a voulu être. Spectral, il demeurera, puisque son DVD pirate n’en transmet qu’un fantôme. Ses spectateurs qui voulaient rendre hommage à son titre doivent, eux aussi, se transformer en rêveurs devant le DVD indigne, forcés qu’ils sont d’avoir plutôt à imaginer les séquences qu’à les (re)découvrir.
On dit de films attachants qu’ils ont du charme. Celui-ci a plus que cela. Il est entêtant, mais volatil, fort mais impalpable. Il impose sa marque, s’évapore des souvenirs et revient par nuées. Comment définir un film ainsi évanoui mais jamais totalement évaporé ? Un film peut-être plus vivant dans le souvenir qu’au moment de sa découverte ? Ce film qui semble ne rien peser a tout de même plus de caractère qu’un charme et plus de consistance qu’une vapeur. Ce film, c’est un parfum, une fragrance.
10 commentaires:
ce blog est vraiment d'une rare & grande beauté
la lumière y est douce
et les sous titres
moelleux comme les coussins
d'un mobil home
Trop flatté, JM.
... mais j'ai également parcouru vos écrits avec beaucoup d'intérêt et surtout de plaisir. J'ai cru percevoir que vous étiez tombé dans Brautigan quand vous étiez petit. Or, le grand Richard est aussi l'un de mes grands chocs d'adolescence et sa compagnie ne m'a jamais vraiment quitté. Il est vraiment l'un de ceux qui m'a facilité le chemin vers l'écriture. D'ailleurs, la forme du blog lui serait trop bien allée. Such a shame ! Cela me ferait donc un grand plaisir d'échanger avec vous sur le sujet. Ne vous gênez pas pour envoyer des mails.
Je me permets. Je suis toujours à la recherche d'une solution pour voir Quatre nuits d'un rêveur...
Je me permets. Je suis toujours à la recherche d'une solution pour voir Quatre nuits d'un rêveur...
Emmanuelle
Je découvre juste votre message. Envoyez-moi un mail (lepastierjoachim@hotmail.com) si vous voulez procéder à un échange de DVD, mais je vous préviens: vous tenterez l'expérience malgré la qualité qui n'est vraiment pas au rendez-vous (assez youtubesque en fait) et, il me semble, sans la fin du film.
«film dans le film»... mais pourquoi vous le trouve étonnant? il y a beaucoup de films avec la même scène, n'est-ce pas?
Je ne connais pas tant de films d'action condensé en quelques photogrammes quasi abstraits. Pour moi, ce "mini film d'action dans le film" est le chaînon manquant entre Pierrot le fou et Johnnie To (l'action et la violence condensées en quelques lignes et couleurs).
je cherche les quais de seine ou je fus figurante
Vous avez bien de la chance d'avoir figuré dans ce chef d'oeuvre.
Ce film fut une coproduction franco-italienne (avec la RAI).
Vous pouvez-vous la version italienne intégrale sur YouTube: "Quattro Notti Di Un Sognatore"
http://www.youtube.com/watch?v=_n2EZnKqUWQ.
De mon côté, je recherche, sur le Net, la version intégrale de:
- "Un condamné à mort s'est échappé"
et de
- "Journal d'un curé de campagne"
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