Le problème de Rodriguez, c’est qu’il souffre continuellement de la comparaison avec son « brother » Tarantino, (c’est Quentin qui l’appelle comme ça). Oui, c’est sûr. Planète terreur est moins bien écrit que Boulevard de la mort. Plus simplement parodique, plus ouvertement potache et régressif, moins élégant, moins érotique, plus « âge bête », plus visqueux, plus puritain (comme par hasard, la bobine manquante ellipse la scène hot). Du strict point de vue de la mise en scène, il est peut-être même plus proche, dans sa maniaquerie parodique et référentielle, de Saturday Night Live que de Romero. Et puis, si on veut être cruel, ressortons les BOF. Face au voluptueux puzzle soul de Boulevard de la mort, le heavy metal lourdaud de Rodriguez (le même que chez Carpenter, certes, mais ce n’est pas une raison) ne fait pas le poids. A l’aune musicale, tout est dit de la distance entre ces deux films.
Il n’empêche. Planète terreur, ça me fait penser à Rose Poussière (Jean-Jacques Schuhl 1972), emblème du dandysme littéraire french touch, cut up et réminiscences glamour inclus (le livre, très beau, fait l’effet incantatoire et capiteux d’une lecture à voix haute de France Soir par Marlene Dietrich). Comme le film de Rodriguez, le livre de Schuhl est nourri d’une fixette sur les prothèses orthopédiques et les démarches ainsi gauchies. Que l’on en juge par ce passage:
« Balbutiement strict 1928 – un de ces moments de transition où les gestes se cherchent – 1928 : naissance du cinéma parlant. Entre 1928 et 1931 se situe le son le plus étonnant de tout le cinématographe – quelque chose d’un peu comparable à la voix mutante des jeunes gens de seize ans. Et d’autre part, les gestes doivent encore à la syntaxe du muet (théâtralisme) ; or ils n’ont plus leur raison d’être puisqu’ils sont accompagnés d’un son : ils ont alors une gratuité et restent comme suspendus dans le vide. Ils ont la beauté de quelqu’un qui désespérément continue à faire mécaniquement le même geste inutilement, dernier reste d’un passé suranné _ un cul de jatte, mettons, qui venant juste d’être amputé, saute tous les matins de son lit ou Nijinski refaisant dans son asile le saut qui l’a rendu célèbre. [Ces] premiers films parlants (…) ont ainsi l’élégance de certains invalides : ils essayent de perpétuer des attitudes apprises quelques années avant, désormais sans raison d’être – ridiculement belles pour ça. Des gestes s’achèvent, une parole débute : il va falloir trouver de nouveaux gestes. »
Si le texte de Schuhl évoque le passage du muet au parlant, il peut aussi, s’appliquer au cinéma de Rodriguez tellement celui-ci paraît également hanté par « des nouveaux gestes à trouver » dans un « moment de transition de cinéma ». A l’heure du numérique, que signifie encore filmer un corps dans un film d’action ? La réponse de Tarantino est celle d’un puriste : zéro trucage, poursuite et cascades en réel. Réponse plus ambiguë de Rodriguez. Il paraît accepter de s’amuser comme un petit fou avec le numérique et d’en faire sa pâte à modeler, mais seulement jusqu’à un certain point.
Dans le tout numérique de Sin City (2005), qu’est-ce qui était la dernière résistance à cette transformation tous azimuts de l’espace ? Qu’est-ce qui empêchait le film de virer à un animatic géant ? C’étaient bien la présence et la stature de ces corps de stars passées (Mickey Rourke, Bruce Willis), présentes (Clive Owen) et futures (Jessica Alba, Rosario Dawson), présence de ces corps renforcée par la gravité de leurs voix, incantatoires et psalmodiantes. En cela, l’étrangeté du film était de parvenir à faire naître de nouveaux corps (et avec quelle intensité !) et partant à inventer de « nouveaux gestes » au cœur du démonstratif étalage du tout-virtuel.
Moins étrange, Planète terreur garde tout de même incontestablement « l’élégance de certains invalides ». Pellicule rayée, épidermes purulents, univers contaminé et au milieu de tout cela, des chorégraphies de corps claudicants, qui ramènent, tant que faire se peut, la grâce évanouie dans ce monde corrompu.
On se sent con de faire l’intellectuel devant Planète terreur, mais le hasard (?) m’a fait le voir juste après Naissance des pieuvres (Céline Sciamma 2007) et ces deux films semblent sinon se répondre, du moins partager une démarche voisine. Pour faire pédant, on dira que ce sont deux films « gombrowicziens » (de Witold Gombrowicz, écrivain et dramaturge polonais 1904-1969 ayant dépeint l’homme en perpétuel et impatient immature) qui considèrent avec un respect infini l’immaturité et l’ingratitude de l’âge bête. Ils y voient un territoire de gestes, de postures à explorer. Dans Planète terreur comme dans Naissance des pieuvres, la grâce naît des corps contraints par la gêne ou la gaucherie. C’est aussi le naturel qui apparaît maladroit et l’artificiel (du maquillage et des prothèses chez Rodriguez, de la natation chez Sciamma) qui apparaît plein de fraîcheur.
Rare de voir un « premier film français sensible et psychologique » où la « justesse » est à ce point obtenue par la succession de petits gestes, de petites attitudes, d’actions ou de postures plus ou moins habiles, succession apparemment insignifiante, mais valant bien tous les mots, toutes les « caractérisations scénaristiques ». Suprématie de la scénographie (et de la chorégraphie par la même occasion) sur la psychologie.
Dans Planète terreur, l’héroïne go-go danseuse égrène tous les « talents inutiles », ces choses qu’elle sait faire, mais qui ne lui servent à rien… jusqu’à ce qu’elle découvre qu’en les déployant toutes, elle peut sauver la planète. Dans Naissance des pieuvres, les gestes de l’adolescence, mises sur le même plan que les répétitions laborieuses des chorégraphies de natation synchronisée, peuvent paraître autant de « talents inutiles », d’attitudes dont on ne sais pas quoi faire. Comme dans Rose Poussière, « il va falloir alors trouver de nouveaux gestes ». Tout de suite ? Plus tard ? Quand on sera grand ? A 20 ans ? A 30 ans ? Vraiment adulte ou sénile adolescent ? Quand on rationalisera tout ça ? Quand je ferai mon intellectuel devant Planète terreur alors que j’entends encore mon teenager cinéphile intérieur de mes 17 ans me dire : « Jamais, j’irai voir cette daube » ?
2 commentaires:
Avec égard, et bien qu'il en ait célébré la beauté (particulièrement dans La pornographie), Gombrowicz n'avait pas un "respect infini" pour les jeunes mais avait plutôt constaté, non sans une certaine ironie, l'insatiable désir voire l'obsession de l'homme d'"être jeune" parce qu'à la jeunesse s'associent l'immaturité et l'irresponsabilité "qui n'ont aucune peine à charmer le monde".
Merci Kate pour ces précisions et bienvenue ici. Quand je parlais de "respect infini", ce n'était pas tant celui de Gombrowicz que de celui de ces deux réalisateurs pour les ados qu'ils furent, sentiment qui ne me parait pas si courant dans les "premiers films sensibles du cinéma français" et dans les "blockbusters d'action", qui se prennent assez souvent bien trop au sérieux. Là, j'ai eu l'impression que Rodriguez et Sciamma restaient encore "cousus d'adolescence" comme certains personnages de Ferdyduke. Mais peut-être ai-je été "charmé sans peine par leur immaturité et irresponsabilité" plus ou moins revendiquées.
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