dimanche 8 mars 2009

Deux testaments

"Grande oeuvre testamentaire". Cliché critique tellement tentant pour qualifier chacun des "derniers" Oliveira et Eastwood et cliché déjà infirmé par l'avidité prolifique de ces deux cinéastes. En somme, à force de sortir un nouvel opus tous les six mois, le testament ne viendrait-il pas, à chaque nouveau film, se lester d'un nouvel avenant ?

Pourtant, Le Miroir Magique et Gran Torino ne partagent pas uniquement le grand âge de leurs auteurs comme point commun. Dans chacun des deux films, on retrouve, au fil de l'inventaire : une maison-personnage, un miroir, un curé raisonneur, de la gastronomie, une montée au ciel, un jeune qui a fauté puis se met au service d'un aîné... et, à travers ces motifs, quand même deux conceptions bien différenciées de la transmission.

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Quand Walt Kowalski confesse au « puceau suréduqué de 27 ans » (aka le prêtre) « regretter de ne pas comprendre et aimer son fils », moi, « spectateur surblasé de presque 37 ans », j’entends comme un aveu d’Eastwood d’avoir rendu ce personnage du fils (pas si secondaire que ça en plus) tellement antipathique dans le seul but de souligner davantage la charité du père. Je veux bien croire à tous les malentendus, les remords, les rendez-vous manqués entre un père et un fils, mais je n’arrive pas à m’émouvoir sur une opposition binaire entre générations, qui plus est doublée par une seconde opposition binaire entre le « bon fils de cœur » et le « mauvais fils de sang ».

Dans Le Miroir Magique, il est aussi question du rapport de générations et la thématique religieuse est aussi fortement présente. Puisque le film est passé nettement plus inaperçu que celui de Clint, osons le raconter quasi intégralement (mais le plaisir du film est ailleurs, de toute façon). Un jeune homme, sorti de prison, se met au service d’une riche oisive qui ne vit que pour espérer voir une apparition de la Vierge.  Il imagine un stratagème pour faire croire au miracle… sauf que, pour sa maîtresse comme pour les autres, il n’est guère besoin de simulacre pour qu’une révélation advienne à chacun. En somme, ce faux qui révèle le vrai, cette traversée des apparences, ce passage à travers le miroir opère durant tout le film et pas simplement à travers une scène stigmatisant une prise de conscience.

Comme le titre l'indique, le miroir du film projette des effets qui apparaissent d'abord éculés ("les souvenirs sont les reflets de l'âme"), puis ensuite plus ambigus qu'ils n'y paraissent. Ainsi ces "notes" de voyages au quasi dénouement du film :


Simples souvenirs, vraiment ? Ou alors montée au ciel ? Ou carrément une naissance ? Que révèle l’étrange contre-plongée en caméra subjective ? Point de vue d’un gisant, d’un nouveau venu au Paradis (sans compter la symbolique des lieux : rien que moins Venise et Jérusalem) ou d’un enfant qui vient de naître ? Vision éthérée (Venise ou le Paradis sur terre) ou, au contraire, enregistrement prosaïque (le monde comme vaste parc touristique et les vieilles villes comme galeries marchandes) ? Délicieuse incertitude que voilà...

Ces mêmes délicates ambiguïtés se retrouvent dans la séquence où le jeune homme est accueilli dans la vaste demeure. A la faveur d’une contre-plongée comparable, sa montée d’escalier est déjà filmée comme une montée au ciel, mais une montée sans emphase. Je ne peux m’empêcher de penser que cette montée est aussi une façon d’accueillir le spectateur, de lui signifier que, pour peu qu’il accorde du temps et de l’attention, il se sentira chez lui dans le film. Et je ne peux m’empêcher de penser, non plus, que jouxtant l’antichambre de la mort, Oliveira tient à transformer cette pièce lugubre en chaleureux salon (au sens « salon littéraire du XVIIIe  siècle »). Car dans Le Miroir magique, tous les arts (musique, architecture, peinture, poésie, littérature, conversation, gastronomie) sont conviés et paraissent s’assembler pour dresser le tableau d’un  sentiment paradoxal : le « funèbre joyeux » (danses macabres et teintes ocres). Cherchant sa place dans cette ronde esthétique et littéraire, la religion occupe bien sûr une place à part, mais ce n’est pas une religion telle qu’on a l’habitude de la croiser au cinéma. Par leur bagage rhétorique, les hommes d'église du Miroir Magique (tout comme « l’imposteur » qui projette la fausse apparition) sont quand même d’une autre trempe que le curé falot de Gran Torino. De plus, cette religion paraît presque délestée de tout appareil moralisateur (ce qui ne lui retire en rien sa dimension morale) : pas de sacrifice, de rédemption, de faute et de rachat. Je m’aventure peut-être mais il me semble qu’en confrontant la religion à l’art, Oliveira lui donne une dimension autre, nettement philosophique mais aussi irriguée par le pur art de la conversation, en tous cas, au-delà du bien et du mal, du pardon et de la culpabilité. Pas non plus d’extase  ou de mysticisme, mais un grand respect pour la croyance traitée comme une exigence esthétique.

Dernier point de comparaison. On a beaucoup glosé sur le culot d’Eastwood à se filmer dans le cercueil. Dans le Miroir Magique, Oliveira fait expirer sa muse (Leonor Silveira) ce qui n’est pas rien non plus. Ses derniers mots (je ne me souviens plus de la réplique exacte) évoquent une promesse d’éternité, mais en même temps, tout le film nous a montré comment l’art, les voyages et les expériences construisaient la part d’éternité de chacun. C’est sans doute la partie la plus précieuse du film. Oliveira n’a pas derrière lui « la légende » de Clint, légende qu’il peut prendre plaisir à triturer au risque du cabotinage, mais ose un film fantasmatique sur sa propre mort en célébrant les traces d’éternité qu’il a récoltées. Antithèse du kafkaïesque « l’éternité, c’est long surtout vers la fin », Oliveira nous rappelle qu’il n’est pas pressé de la voir commencer, son éternité, d’autant plus que le cinéma lui a permis d’en glaner quelques petits bouts.

En somme, quand Eastwood pond un film moralisateur, Oliveira signe une oeuvre de moraliste. Quand Eastwood nous lègue ses certitudes (en gros, écoute le vieux qui t’aidera à choisir entre le bon et le mauvais chemin), Oliveira, sans jamais juger ni regretter (ça fait un bien fou de voir enfin un film où personne n’est jugé, ni même, au fond, condamné), nous initie à son délicieux « principe de l’incertitude » qui ignore, de toute sa superbe, le surplomb du juge et le déterminisme du démiurge.

3 commentaires:

laurence a dit…

Et bien je vois qu'on a lu son petit
Vladimir Propp...

Joachim a dit…

Euh non... Connais pas... et ce n'est pas un rapide wikipediage qui va me rendre plus savant que je ne le suis ;-) Le développement du post (à venir) est garanti sans "narratèmes".

Anonyme a dit…

Je n'ai malheureusement pas vu le Manoel de Oliveira (pas sorti à Dijon!). En revanche, content de voir que nous partageons le même avis sur le Clint Eastwood. Effectivement, "binaire" me semble le mot qui résume le mieux le film...