Dans l'un on parle...
Dans l'autre, on plane...
Anatomie d’un rapport (Luc Moullet 1975) d’abord. Vu lundi soir dans de grindhousesques conditions de ciné-club (projecteur 16 mm au balcon, sautes et rayures, changement de bobine à mi-film, son grumeleux à souhait) qui, presque encore plus que le film lui-même, nous ramenaient directement en 1975. A un moment, Moullet sort une théorie comme quoi les westerns sont toujours plus intéressants vus vingt ans après et 32 ans plus tard, il n’est rien de dire qu’Anatomie d’un rapport tient sacrément le coup. Film donc hyper daté, mais également hyper actuel, en ces temps auto-fictionnels.
Là encore, beaucoup de voisinage avec des films plus ou moins jumeaux. Eustache au premier chef. La maman et la putain (1973) pour l’état des lieux sentimentaux après féminisme et libération sexuelle, mais peut-être encore plus Une sale histoire (1978) dans le dispositif de brouillage vrai / faux, joué / reconstitué, réel / scénarisé. Ce dont Moullet témoigne, c’est d’une invasion du discours et de la dialectique jusque dans la sphère intime et son rapport ambivalent à cet amas de mots : à la fois ce qui cimente son couple, mais en même temps l’empêche d’éprouver une complicité plus directe, intuitive voire instinctive. Paradoxalement, c’est le cinéma qui lui offre l’occasion de revenir à une relation plus simple, ne serait-ce qu’en dressant humblement l’autoportrait de son couple (comme Garrel, beaucoup de plans plus « blanc et noir » que « noir et blanc » toujours aussi beaux sur les visages).
Pour en revenir au dispositif même du film, disons que ce jeu permanent entre le premier et le second degré, entre le récité et le spontané, permet à la fois de très bien faire entendre les discours de l’époque et de révéler leur part de convention. Mise à plat des discours qui se révèle diablement efficace, 32 ans plus tard, et laisse le spectateur plus que libre face à ce fragment à la fois intime et sociétal capté en direct. Une façon d’être parfaitement honnête, parfaitement sincère tout en gardant un poil d’ironie salvatrice. Ça me rappelle aussi un peu Sophie Calle, même si je n’ai pas vu No sex last night (1996) et même si l’œuvre de la grande Sophie joue plus franchement la carte de la cruauté et du cynisme.
Le couple, ses rendez-vous manqués, sa disharmonie, son désynchronisme, ce sont aussi les grands thèmes de Wong Kar Wai. Ce n’est rien de dire que je n’attendais pas grand-chose de My blueberry nights et que… voyons voir… Oui, c’est vrai, c’est gnangnan, cliché et autocaricatural. C’est vrai que quand le film passera au prochain ciné-club de M6, on risquera de ne pas s’apercevoir de la coupure de pub. C’est vrai que Norah Jones et Jude Law sont bien gentils mais manquent de charisme. C’est vrai que le dialogue est rempli d’aphorismes à la noix qui m’ont évoqué une ancienne pub pour France 3 : « c’est plus difficile d’aller au bout de la rue que d’aller au bout du monde »… Et pourtant je refuse de considérer ce film comme raté, quand bien même, si je le regardais froidement, je ne trouverais pas grand intérêt à 90 % de ses moments. Serait-ce la jurisprudence Pola X (Leos Carax 1999) : quelques minutes tellement intenses qu’elles justifieraient à elles seules la vision du film, voire excuseraient même la déception devant l’ensemble ?
Car My Blueberry Nights surprend même au cœur de sa déception. Ainsi, alors qu’on fulmine de voir le premier road-movie statique (isomorphisme des lieux où les bars, les dinners et les casinos paraissent interchangeables), le premier road-movie dont le territoire américain est quasi absent (les quelques plans de route ont l’air de sortir de chutes publicitaires), on est tout à coup cueilli par l’un des plus beaux plans de paysage que l’on ait vu au cinéma, sauf que ce paysage-là… c’est le lit d’où émergent Nathalie Portman et Norah Jones.
Ça ne dure pas longtemps mais on a envie de ne retenir que ça. Et puis, ça suffit pour se dire que Wong Kar Wai reste imbattable dans les intérieurs, que même dans les grands espaces, il tient à conserver une part de la densité made in HK et que sans doute son cinéma tient en un oxymore : l’ampleur claustrophobique.
Plus tôt, dans le film, il y a eu un autre moment où tout a semblé s’arrêter, le film lui-même a paru vouloir se reposer de lui-même, de ses tics et qu’en baissant ainsi la garde, il parvient vraiment, profondément à toucher et que cela ne peut-être que l’œuvre d’un cinéaste qui croit vraiment profondément, sincèrement à ce qu’il filme. En fait, c’est lié à tout ce qui se passe dans le bar entre Rachel Weisz et David Strathairn, le frère du flic inconsolable de Chungking Express avec dix ans de plus. Car, pour filmer ce qui se passe entre eux, d’un coup, WKW retrouve, non pas une maestria mais une concision qui nous repose du ressassement de ses motifs. Quel usage des chansons, des regards, des gros plans sur les visages et surout des silences juste avant que la musique reparte.
Et puis, il y a ce moment où il menace son amour enfui. C’est un moment triste et joyeux, qui m’a fait penser au sentiment que procure cet autre film où les gens s’ennuient dans les bars…
La garçonnière (Billy Wilder 1960)
Et puis, quand Rachel Weisz relâche la porte et qu’on se demande s’il va son ex-mari va se servir de son flingue. Et la gamme de sentiments condensés par le son étouffé de la porte… alors qu’on attendait une détonation ! C’est aussi beau que cette autre séquence du film de Wilder où une détonation distille aussi bien l’inquiétude que le soulagement... et qui justement commence par quelqu'un qui court... comme dans un film de WKW.
Alors, oui bon c’est sûr, ensuite au niveau de la comédie romantique douce-amère, WKW doit encore prendre de sacrées leçons auprès de Billy Wilder, mais l’espace d’un film dans le film, il est parvenu à procurer une émotion qui (re)fait croire à des clichés, à faire ressurgir le passé de personnages silhouettes, à peine croisés mais qui émeuvent profondément. Comment parvenir à cela si ce n’est par une profonde sincérité ? Oui vraiment même si le mot est bateau, je n’en vois pas d’autres.
Y aurait-il un sens à rapprocher ces deux cinémas qui paraissent aux antipodes l’un de l’autre : le rustre et le sophistiqué ? Quel point commun trouver entre le cinéma dénudé (à tous les sens du terme) de Moullet et celui de WKW saturé de cosmétiques ? Peut-être simplement que l’un comme l’autre, peut-être de manière plus ou moins volontaire, osent finalement se confronter à la gaucherie (de style et de son propre personnage chez Moullet, de fond chez WKW avec son usage inconsidéré des clichés voire des fautes de goût) pour parvenir à transmettre une part de leur sincérité de cinéaste.
Sur Moullet, on peut lire ça, et ça et aussi ce Moulethon informel...
1 commentaire:
Merci pour le lien. J'ai hâte de lire la suite car j'ai trouvé "my blueberry nights" touchant malgré ses faiblesses...
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