Continuons à « conceptualiser le bourrin » (cf dans les commentaires de ce billet), et collons lui carrément du Gilles Deleuze dont la quatrième de couverture de Pourparlers (entretiens s’étalant entre 1972 et 1990) paraît la meilleure synthèse d’Inglourious Basterds.
« Il arrive que des pourparlers durent si longtemps qu’on ne sait plus s’ils font encore partie de la guerre ou déjà de la paix ».
Bon sang, mais c’est bien sûr, le dernier Tarantino, c’est exactement ça : un film de guerre qui arrive après la bataille, au moment où il faut s’expliquer, où les mots remplacent les balles. Certes, cela n’est pas très nouveau chez Tarantino, mais le plus précieux réside dans les modulations de ces échanges. Premier échange verbal du film : long duel où les antagonismes sont bien définis. Ultime négociation, deux heures et demie plus tard : une armistice pour les dupes. Entre les deux, long échange où les masques tombent. En apparence, la parole, c’est ce qui permet de passer de la guerre à la paix, mais en même temps, elle charrie quantité de faux-semblants, de sous-entendus, d’ambiguïtés, de nuances intraduisibles (lost in translation) qui inévitablement ramènent d’autres germes d’incompréhensions, de négociations, de conflits. Sans doute, Tarantino n’a-t-il jamais aussi brillamment transformé en enjeux dramatiques ce cycle de la parole et de la négociation.
On continue avec Deleuze, la suite de sa quatrième de couverture. Là, on a remplacé le mot « philosophie » par « cinéma », juste pour voir ce que ça donne :
« Il est que le cinéma ne se sépare pas d'une colère contre l'époque, mais aussi d'une sérénité qu'il nous assure. Le cinéma cependant n'est pas une Puissance. Les religions, les Etats, le capitalisme, la science, le droit, l'opinion, la télévision sont des puissances, mais pas le cinéma. Le cinéma peut avoir de grandes batailles intérieures (idéalisme-réalisme, etc.), mais ce sont des batailles pour rire. N'étant pas une puissance, le cinéma ne peut pas engager de bataille avec les puissances, il mène en revanche une guerre sans bataille, une guérilla contre elles. Et il ne peut pas parler avec elles, il n'a rien à leur dire, rien à communiquer, et mène seulement des pourparlers. Comme les puissances ne se contentent pas d'être extérieures, mais aussi passent en chacun de nous, c'est chacun de nous qui se trouve sans cesse en pourparlers et en guérilla avec lui-même, grâce au cinéma. »
Bon, je ne sais pas si ça marche parfaitement (la télévision serait une puissance et pas le cinéma ? En même temps, si, de nos jours, le cinéma ne fait plus l’opinion, pas aussi facilement que ne le fait la télévision, en tous cas), mais quand même là aussi, on peut tenter la synthèse de la démarche tarantinienne : mener des batailles « pour rire », se faire le chantre d’un cinéma qui « n’a rien à dire, rien à communiquer », en apparence peu ouvert sur la vibration du monde, et qui pourtant produit des films qui nous mettent « en guérilla avec nous-mêmes » (nous mettre face à notre jouissance de nos propres pulsions violentes), nous forcent à parlementer avec elles. Il est clair qu’avec le finale d’Inglourious Basterds, Tarantino atteint le noyau dur de son cinéma : l’ivresse à se faire le reclus volontaire du cinéma au risque de se faire dévorer par lui. Mais à quoi sert cette façon de montrer le cinéma comme un instrument de résistance massive, mais un instrument aux tendances frankensteiniennes : incontrôlable, échappant à ses manipulateurs ? S’agirait-il de mettre à jour quelque chose de plus puissant que le simple retournement des signes de la barbarie contre elle-même (l’autodafé de pellicule, la croix gammée tatouée au couteau) ? S’agirait-il de montrer qu’il existe quelque chose de plus dévastateur que toutes les vengeances possibles et inimaginables : le témoignage, un visage filmé sur un écran qui acquiert soudain dans le chaos une troisième dimension, certes terrifiante et vengeresse, mais ignifugée, inaltérable et indélébile ?
Là, il est remarqué que « le seul cinéma qui fait peur à Tarantino, celui qu’il n’a pas le courage d’affronter et contre lequel il n’a pas d’arme, c’est le documentaire ». Inglourious Basterds donne précisément une forme à ce choc frontal, en s’inclinant devant la primauté de l’image documentaire, la plus simple qui soit : un gros plan sur une femme qui parle. On sait que l’année dernière, dans un exercice de grand écart œcuménique dont le Festival raffole, Claude Lanzmann avait vanté les films de Tarantino lors de l’ouverture cannoise. Faudrait-il alors voir dans le climax dévasté des Basterds, une réponse hommage ? Quoi qu’il en soit, on tient là, dans ce frôlement d’aveu d’impuissance quant à la valeur documentaire de ses propres films, le foisonnant paradoxe basterdien : un film sans fondement historique mais étrangement pertinent quant au maniement des représentations, un film qui joue avec le feu (en témoigne l’assez gonflée vraie-fausse bande-annonce que lui seul peut se permettre) pour mieux déconstruire les faux-semblants de la manipulation cinématographique. Rien que pour ça, on peut chanter la glouare du basterd, lui pardonner ses facilités, son mauvais esprit potache, lui pardonner d’avoir coupé Maggie Cheung au montage (une rumeur signifiait qu’il s’agissait de ne pas froisser Isabelle Huppert, d’abord pressentie pour le rôle, comme quoi une Maggie serait plus « froissable » qu’une Isabelle, n’importe quoi…). Mais cette présence fantôme de la diva de HK jumelle immédiatement ces basterds avec 2046 : attendu comme le messie à Cannes tout en perdant, sitôt la fin de la projection, de nombreux fans (qui semblaient reconnaître les ingrédients mais pas assaisonnés à la bonne recette) et pourtant deux films au plus près des obsessions de leurs auteurs, au plus près de leur propre virtuosité comme de leur limite à se fracasser sur des rivages où ils ont moins l’habitude de s’aventurer.
9 commentaires:
Ou alors voir Inglourious B. comme nos conversations avec de vieux amis :
on part sur des sujets sérieux (la traque des juifs par exemple) ; on digresse (on pense à un truc en Angleterre) ; on évoque d'autres choses, d'autres personnes ; puis on revient au sujet ; on dit des banalités pas très intéressantes (un jeune officier allemand rencontrerait une belle française porteuse d'un secret) ; de temps à autre, pour faire marrer les potes et faire dire aux filles "Rroooohhhh!!", on ose sortir les pires horreurs, pas fiers et puis en fait, si, car les amis nous connaissent par coeur et savent très bien ce qu'il en est réellement (on rit d'histoires de scalps ou de doigt enfoncé dans une plaie) ; on tente d'établir un raisonnement imparable et puis quelqu'un nous pique la parole en faisant s'écrouler notre édifice (comme mettre en place une apothéose dans un cinéma pour ensuite tout voir s'éparpiller en plusieurs endroits) ; on imagine un truc délire (et si on tuait Hitler ?) ; et on finit par une phrase tordante et lapidaire en guise de conclusion arbitraire ("This might be my masterpiece")
...avant de servir le troisième apéro
(et tout cela en écoutant très fort du David Bowie, bien sûr)
Je pense qu'on insiste trop sur le côté "comique" du cinéma de Tarantino (j'ai vu quelques phrases publicitaires vantant une "comédie hilarante") hors je ne suis pas sûr que le film soit aussi "drôle" que ça (même si certains passages sont à pleurer de rire : Brad Pitt parlant l'italien). En revanche, je trouve qu'avec "Inglorious Basterds" (comme dans "Kill Bill"), le cinéaste parvient à donner corps à toutes ses références par une croyance toujours intacte en la "puissance" de la fiction (désolé Deleuze) qui lui permette de changer le cours de l'Histoire pour notre plus grand plaisir...
Plutôt d'accord avec vos deux interventions. Avec Kiarostami, Tarantino est sans doute le cinéaste qui maîtrise le mieux l'art de la conversation, de la digression, faits a priori peu cinématographiques, mais qui parviennent paradoxalement à créer des enjeux et des tensions. Son appel à la complicité du spectateur (traité comme un vieux copain qui a tellement de souvenirs en commun avec lui) est également manifeste. Je peux comprendre que certains puissent trouver ça puéril ou ne rentrent pas là-dedans, mais quand on a décidé de l'accepter, pourquoi refuser d'y succomber ?
Sur la fiction, d'accord également, mais c'est aussi une fiction rapiécée, émiettée, en lambeaux qui tourne le dos aux grands récits, mais retrouve le plaisir du serial. En un sens, elle manque d'une puissance "originelle" mais en trouve une nouvelle par l'art du mix de Tarantino. Un des plaisirs du film tient aussi dans son aspect "bande-annonce de lui-même": l'impression d'une épopée qui pourrait durer une dizaine d'heures dont on n'aurait gardé que quelques traits saillants. Pour ma part, mon plaisir tient aussi dans le fait de "combler les ellipses", de poursuivre certains épisodes...
En fait, je crois qu'il assume tout à fait de "n'avoir rien à dire" sur les grandes questions (le bien, le mal, la vengeance, la morale) mais qu'en maniant, en accolant, en faisant se répondre des bouts épars de fiction qui prennent pour motifs ces grandes questions, il produit paradoxalement son propre discours assez décomplexé et toujours relié à des questions de représentation. Au risque d'enfoncer des portes ouvertes, il est clair que depuis Kill Bill, tous ses films pourraient également s'appeler "Histoire(s) du cinéma" et s'approprier la maxime manifeste : "Que peut le cinéma ? Le cinéma peut tout".
fin du comm précédent :
"[Au risque d'enfoncer des portes ouvertes, il est clair que depuis Kill Bill] tous ses films pourraient également s'appeler Histoire(s) du cinéma"
..."bis" :-]
"Tarantino est sans doute le cinéaste qui maîtrise le mieux l'art de la conversation, de la digression, faits a priori peu cinématographiques, mais qui parviennent paradoxalement à créer des enjeux et des tensions"
C'est en ça que je trouve le dernier Tarantino infiniment supérieur à Boulevard de la Mort : ici les conversations à n'en plus finir charrient toujours derrière elle une tension énorme (à chaque fois, un secret à tenir bien gardé, et qui semble à tout moment bien gardé).
Dans sa gestion du suspense, j'ai d'ailleurs trouvé le film très hitchcockien : on sait que la bombe (ou le secret) est là, le spectateur est partenaire, et le moindre mot de discussion en plus est particulièrement éprouvant.
Sauf qu'ici la discussion EST le sujet du secret, donc il y a quelque chose de pervers, de retors, de l'ordre du serpent qui se mord la queue.
cher ami
je trouve ça très intéressan votre blog
je suis é pa té que Xavier Dolan vous ait addressé une lettre, et qu'en + il vous prainne pour un spycholog
c géniale de faire des blog ca comme
alors continu ch éri
est ce que vous avez vu "l'abomilab vérité", un film super super chouaitte
Je vous réponds avec un peu de retard
@ Père Delauche
Certes, mais pas que... (cf les multiples interventions de Vincent sur d'autres blogs, concernant l'amour de QT pour la "série A" et le "cinéma noble".
@ Kaherk
Je souscris entièrement à tes propos, mais par ailleurs, je ne suis pas sûr que les discussions de Deathproof soient si futiles que ça. J'ai aussi l'impression qu'elles délivraient une sorte de secret sur la séduction, sur "ce que se disent les filles entre elles et que les garçons rêveraient de savoir", autant de choses que Stuntman Mike ne parvenait pas à partager.
@ Anonyme
Merci de ta visite... Si ça peux te rassurer, la lettre de Dolan était une blague (comme ton message ?????...)
Excellente bande-annonce pour Nation pride mais n'aurait-elle pas été plus forte avec une voix off en allemand, pour pousser le bouchon aussi loin que possible.
Ce que l'on aime effectivement chez Tarantino c'est ce côté, on est tous des spectateurs (lui, compris) mais le problème que j'ai rencontré avec IB concerne la musique empruntée... parfois, le souvenir devient plus fort que ce que l'on voit à l'écran...
Je crois que la fausse bande-annonce ne vise pas tant le pastiche historique qu'un parallèle assez glaçant avec la part "propagandiste" d'un certain cinéma hollywoodien actuel. Regarde ensuite la BA de "Pearl Harbour" de Michael Bay et l'effet de proximité est assez saisissant ! QT ose se payer la tête des nanars patriotiques de Michael Bay et consorts et ose le faire en jouant avec le feu : peut-être pas du meilleur goût mais assez retors et gonflé, je trouve.
Quant à l'effet de reconnaissance des références et les risques induits, c'est certain, mais quand Eastwood fait semblant de dégainer, ça joue sur les mêmes mécanismes... Bon, après, ça marche ou pas, ce sont vraiment des impressions personnelles...
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