mardi 23 octobre 2007

L'amour flou

Neuf ans d'écart, 10 000 kilomètres de distance et pourtant une étrange proximité dans leur romantisme incandescent et leur adolescence éternelle.

Mauvais Sang (Leos Carax 1986, en haut) et Chungking Express (Wong Kar Wai 1995 en bas).
Deux films sur la difficulté à trouver la juste distance romantique, deux films où quand les garçons tombent amouereux des filles, ils les voient floues. Deux films où l'amour ne rend pas aveugle, seulement myope.

Et si la récurrence des contours flous et imprécis traversant, en motifs visuels obsédants, Mauvais Sang et Chungking Express s’expliquait par une seule question commune aux deux films : Existe-t-il une juste distance pour tomber amoureux ? Face à l’être aimé, ne sommes-nous pas perpétuellement condamnés à rester trop près, trop loin, jamais là où il faut ?

Pourquoi la scène de la rencontre amoureuse entre Denis Lavant et Juliette Binoche dans Mauvais Sang paraît-elle si intense ? Parce qu’elle exploite au plus fort ce paradoxe du « tombé amoureux » : tomber en arrêt devant un être si proche et pourtant si inaccessible.


Petit espace du bus rempli par la foule, profils perdus des voyageurs qui obstruent le regard et qui, en même temps, désignent de salvateurs interstices pour le regard. Et cette apparition qui surgit. Quelques centimètres d’écart et pourtant tant d’obstacles entre eux. A tel point que l’objet du désir, le visage aimé ne se découvre que par fragments et reflets tronqués et biaisés. Mais ces variations et déformations infinies ne rendent-elles pas ce visage encore plus désirable, puisque précisément soumis à la projection d’un regard désirant ?

« Durant ce bref instant d’intimité, un millimètre à peine nous sépare. Je ne savais rien d’elle ». Ce pourrait être le sous-titre idéal de cette séquence sauf qu’elle vient de…

Chungking Express. Je ne sais si le cinéaste à lunettes noires de HK a vu le film de Carax et si sa vision a déteint sur son cinéma.
Premier point commun : tous les deux connaissent Pierrot le fou par cœur et ont appris de lui comment habiller de vrais films romantiques sous les oripeaux du faux film noir.
Deuxième point commun : leur art indéniable pour donner une ampleur souveraine à des petits espaces ou dit autrement son balancement entre lyrisme et claustrophobie. Après tout, In the mood for love et 2046 se passent entièrement dans des couloirs et des chambres d’hôtels.
Troisième point commun : cette thématique de l’amour si proche et si insaisissable à la fois.

Exactement comme dans cet échange de coucous amoureux dans Chungking Express.

Là, c’est la densité de la ville qui empêche un contact visuel direct, quand bien même la proximité physique est évidente. Et la ville elle-même produit ses propres filtres visuels, reflets et déformations qui empêchent une transparence totale entre les êtres. Le regard, comme les sentiments, doivent biaiser pour atteindre leurs destinataires.

Il est à noter que dans cette séquence, WKW ne suit pas le personnage de l’hôtesse de l’air, mais laisse son cadre fixe sur l’environnement urbain ressenti comme un aquarium, un bain de couleurs troubles.

Emergent quelques repères du flou : un visage, un sourire ou un pied, sur lesquels raccrocher son regard et… son fétichisme.

Il faudra attendre la fin du film pour que les deux amants puissent à nouveau se croiser.


Et là encore, même à quelques centimètres l’un de l’autre, elle est derrière la vitre et il ne la voit pas, mais elle non plus, car dans le contrechamp (à droite), la vitre paraît encore plus givrée.

Ce n’est que quand les portes se ferment que les amants se retrouvent, mais l’amour, aussi volatil que la buée, ne s’est-il pas alors évaporé ?

C'est que Wu (le flic amoureux) a un autre amour en tête. Plus il l’imagine...

...moins son visage est net, mais plus elle semble l’attendre. Avec elle, cela sera-t-il encore une histoire de rendez-vous manqué ? Il faut voir le film pour le savoir.

Quant à la fin de Mauvais Sang, elle aussi fuit la netteté. Juliette qui court, qui court et la caméra qui paraît ne plus pouvoir enregistrer son mouvement. Elan qui se consume, envol, saut de l’ange, film qui s’accélère et sort de ses gonds. Pellicule non plus impressionnée par la lumière mais par l’élan romantique qui se consume là sous nos yeux. Un réalisateur qui filme en face l’amour qu’il a pour son actrice, ça fait plus que « cramer la pelloche », carrément dérailler le film. Finir sur un tel dérèglement, un amour tellement fou qu’il devient flou… Damned! Ca vaut tous les poèmes!

Bienheureux les myopes du pays du cinéma ! Pour une perte de (quelques points de) vue, quel gain en lyrisme ! Pas pressé de se remettre aux lunettes.

5 commentaires:

Anonyme a dit…

Joachim- thanks for the wonderful idea, can't wait for you to finish the post. I'm very glad someone brought Wong Kar-Wai to this blogathon.

Dr Orlof a dit…

Tiens, je vais aussi évoquer la notion de cinéma "flou" demain à propos de... surprise! (Bravo pour le très beau texte sur Ozu)

Anonyme a dit…

Très beau regard sur deux très beaux regards romantiques et amoureux que sont Mauvais sang et Chungking Express que j'aime beaucoup tous les deux.

Anonyme a dit…

Magnifique, en effet. On a là la traduction sensorielle de l'état amoureux par lequel le visage de l'être aimé se brouille toujours dans le souvenir. Jusqu'au moment des retrouvailles qui restaure le point. Enfin, moi quand je suis amoureuse, ça me fait toujours ça. Merci, Joachim pour ce beau billet.

Anonyme a dit…

Passionnant, beau. Merci !