lundi 25 mars 2013

Korine en gifs

Il y a quelque chose de tellement éparpillé dans le cinéma d'Harmony Korine que ses meilleurs moments se trouvent finalement peut-être sur le Net, dans ses clips très inventifs ou certaines vidéos démunies et poignantes. L'idée communément admise sur Korine, c'est celle d'un petit laborantin limite régressif à l'inspiration irrégulière, produisant tant bien que mal une oeuvre erratique et brouillonne traversée de quelques éclairs de génie. Or, on a beau avoir été saisi par la fulgurance de Gummo (1998), être resté sceptique sur Mister Lonely (2007) et Trash humpers (2009), et trouver par ailleurs Julien Donkey Boy (1999) plutôt sous-estimé, difficile de dire ce qui relie ces films entre eux. La cohérence de Korine serait peut-être plus à chercher du côté de ses formes courtes. Beaucoup d'elles jouent la carte du foutraque bricolé mais étrangement, l'ensemble dessine quelque chose d'assez consistant, qui opère des sutures assez inattendues entre les longs-métrages (voir par exemple Umhini Wam avec Die Antwoord qui opère la jonction entre Trash humpers -pour l'errance destroy et puérile- et Springbreakers - pour l'onirisme fluo).

Mais ce qui frappe surtout avec ces formes courtes (pour ma part, beaucoup (re)découvertes en rédigeant l'article "Korine en morceaux" dans les derniers Cahiers), c'est de voir comment Korine passe d'un registre d'images à l'autre et expérimente des inventions dans des contextes différents.

Je prends l'exemple d'un clip et d'une pub, à la fois très proches dans leurs principes et très différents dans les impressions (et émotions) qu'ils produisent.

Les images de Korine que je trouve parmi les plus fortes et les plus simples à la fois, c'est celles de son sublime clip pour Bonnie Prince Billy No more workhorse blues (2004).




Sur ce blues engourdi et minimal, les images délavées et bégayantes de Korine jouent sur plusieurs registres: l'insolite (la partie de squash, la mariée fantôme), le documentaire (l'Americana des bas-côtés), l'hallucinatoire (ces images "pré gifs animés" qui mises, bout à bout, produisent un effet quasi stroboscopique). En faisant appel à ces diverses résonances tout en restant très simple, le clip a l'air de débarquer d'une lointaine contrée de pure étrangeté, d'un pays d'onirisme délavé, d'un substrat d'imaginaire pauvre, digne et éraillé, autant de qualificatifs qui qualifieraient idéalement la voix de Will Oldham. 

Mais ce filou de Korine ne s'arrête pas là puisqu'il reprend le même principe "pré gif animé", cette fois pour une pub tournée en 2008, soit quatre ans après ce premier clip.



L'univers est beaucoup plus lisse (qui a dit Jean-Pierre Jeunet ?), plus facilement séducteur, sympathique mais moins ensorcelant que le clip. La répétition bégayante des images n'apparaît plus comme une recherche plastique, mais comme un simple procédé tendu vers sa propre petite résolution. Et malgré tout, on ne peut pas non plus faire à Korine le procès du cynisme.

Car si ce second cas est ouvertement plus mécanique, moins dissonant, moins foncièrement émouvant, il combine tout de même deux sens assez imparables et pas toujours compatibles : celui de la chorégraphie mais aussi celui de l'humour (il y a quelque chose d'assez proches des sauts des Voisins de Norman Mc Laren (1952) dans le flottement éternel des ballons, danseurs, cyclistes, etc).

En passant du clip rêche et démuni à la pub presque clinquante, en passant d'une esthétique de la déglingue à une petite mécanique trop bien huilée, Korine apparaît peut-être comme le moins "puriste" des fabricants d'images contemporaines. Et en même temps, chacune de ces petites formes tient presque d'une sorte d'épure expérimentale ouvertement accommodée à des impératifs fun / fashion / commerce. C'est tout le paradoxe de Korine: assumer l'impureté des images du monde contemporain pour doter ses propres images d'une sorte de nouvelle clarté, une clarté toujours un peu corrompue mais dans ses moments les plus forts, tout de même assez irradiante.

vendredi 15 mars 2013

Au musée d'Ozu

Sans refaire le vaste débat des rapports entre art et cinéma, j'ai l'impression que quand on regarde un film d'Ozu, il se produit un peu le phénomène inverse que celui qui, ces dernières années, a "fait sortir" les films de la salle de cinéma pour les amener au musée.

Avec le maître japonais, le mouvement est, si ce n'est opposé, du moins symétrique. La picturalité et la matière même de la peinture reviennent sur l'écran. On a beau savoir que nous regardons une toile blanche sur laquelle on projette des images, cette surface plane paraît elle-même posséder une texture, une épaisseur qui est celle de la peinture. Le grain de ses films en noir et blanc évoque parfois une pâte un peu épaisse qui serait celle d'une peinture à l'huile malaxée. Alors que les derniers films en couleurs jouent au contraire sur une texture de l'image beaucoup plus plane qui pourrait évoquer l'acrylique du pop art.

Je ne suis pas moi-même un spécialiste d'Ozu (ça me fait un paquet de bonheurs cinématographiques à découvrir), mais je ne me lasse pas de contempler ses pillow shots (plan sans personnages) et d'en chercher ses secrets de composition (cf cette compilation). C'est plus fort que moi. Beaucoup m'évoquent d'autres images de peintres, dont je doute qu'Ozu se soit inspiré mais dont le rapprochement crée de sympathiques résonances. 

Juste comme ça, même si ça vous paraît tiré par les cheveux, je vous propose comme associations :

 Histoires d'herbes flottantes (Yasujiro Ozu 1934)

Nature morte (Giorgio Morandi 1962)

Points communs : Bouteilles / Fond indistinct / Matité des blancs et des gris / Blanc laiteux / Pâte épaisse...

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 Herbes flottantes (Yasujiro Ozu 1959)

L'explication (René Magritte 1952)

Points communs : Bouteilles / Echos de formes / Nature morte sur fond de paysage...

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 Bonjour (Yasujiro Ozu 1959)

 Nature morte n°24 (Tom Wesselmann 1962)

Points communs : nature morte pop acidulée / empilement / logos et étiquettes / objets de consommation...

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Voilà pour quelques plans sans personnages. Après, j'ai trouvé un autre féru de rapprochements qui extrapole au "body language" et qui étudie les attitudes, les postures, les expressions retenues des visages chez Ozu et Hopper.

 Le goût du saké (Yasujiro Ozu 1962) et Hotel Room (Edward Hopper 1931)

Quand bien même, ces rapprochements peuvent parfois paraître hasardeux, ce qui me plaît en eux, c'est qu'ils situent Ozu dans une histoire de la "figuration moderne", consciente des acquis de l'abstraction mais qui reste sciemment dans l'étude du motif. Et il me plaît de l'imaginer conversant, même de manière totalement transversale et détournée avec ces malaxeurs mélancoliques de l'image qui ont pour nom Morandi, Magritte ou Hopper.