lundi 20 juillet 2009

I'm a loser baby...

« Vive les losers » en couverture du dernier So foot, ça me rappelle « Apologie du loser », une nouvelle que j’avais écrite, il y a plus de dix ans. Elle ne devait pas être bien bonne mais une revue m’avait promis de l’éditer… et puis finalement non, ce qui m’a permis dans un premier temps de parader puis de ravaler tout penaud ma superbe. Une façon comme une autre de mettre en pratique cette « lose attitude » (ou ce masochisme ?) si vantée par mes soins. De la lose au carré ou de la méta-lose, somme toute. Mais bon, comme qui dirait dans Drôle de drame « à force d’écrire des choses horribles, les choses horribles finissent par arriver ».

Ce « vive les losers » rappelle surtout à quel point le foot demeure un formidable réservoir à destins brisés et espoirs non confirmés, sans doute aussi fascinants que les gestes techniques les plus aboutis. Les occasions manquées sont plus belles que celles qui arrivent au fond des filets.
Et comme il n’en est pas question dans le magazine, je ne résiste pas au plaisir d’évoquer ici cette phase de jeu, pour moi l’équivalent d’une véritable petite fable.Ces images doivent être assez connues, mais pour ma part, je ne les ai découvertes qu’il n’y a que quelques semaines seulement.




La total win et la totale lose en un seul mouvement. Et au niveau du filmage, un passage parfait du plan serré au plan large. En se laissant aller à la surinterprétation de la grammaire filmique de cette séquence, je dirais que la victoire est toujours montrée en gros plan et la défaite toujours en plan large. Victoire toujours individuelle et défaite toujours collective ? Variante du « on privatise les profits et on socialise les pertes » ? Disons plutôt, pour revenir au plaisir plus immédiat de la séquence que la construction du gag final en hors-champ évoque aussi les parfaites mécaniques rythmiques et visuelles de Buster Keaton…

Sur ce…
Donc rythme ralenti, mais peut-être, sans rien promettre, quelques signes de ma part, les terres où je pars décompresser ayant inspiré les plus (ou moins) grands artistes.

Il tue sa mère, son film ?

Nous avons reçu du jeune Xavier Dolan, réalisateur arrogant mais doué de J’ai tué ma mère (2009), la lettre suivante, que nous avons faite expertiser par notre service de psychologie scolaire.


« Bonjour, je m’appelle Xavier et je pense que si à 20 ans, on n’a pas réalisé un long-métrage qui a frôlé la Caméra d’Or et qu’on ne s’autoproclame pas la coqueluche de Cannes, c’est qu’on a raté sa vie !

Là où j’habite, c’est moche. Les gens qui sont au bahut avec moi sont tous bêtes et quant à ma famille, c’est même pas la peine d’en parler. D’ailleurs, tout le monde aura droit de voir mon film sauf eux. La seule famille que je veux rejoindre, c’est celle d’Harmony Korine, Larry Clark, Gus van Sant, Sofia Coppola, Judd Appatow, Peter Sollett, Riad Sattouf, Anthony Cordier, Céline Sciamma, Joachim Lafosse, tous ces gens dont la critique (surtout en France, le pays de la Fémis et de Christine Angot) s’est entiché sur la foi d’un seul film, à croire qu’il suffisait de mettre des adolescents sur un écran pour que ça marche. Mais moi, contrairement à eux, je veux faire mon film sans être sorti de l’adolescence, sans avoir réglé mes problèmes. Ce sera un film non pas « sur » l’adolescence, mais « en pleine » adolescence, le plus proche de la mauvaise foi et de la naïveté propres à cet âge. D’ailleurs, l’autre jour sur Youtube, j’ai vu Coppola prédire qu’avec le numérique, une fille de 11 ans habitant au fin fond du Nebraska pourrait devenir la Mozart du cinéma :


Le seul truc qui m’empêche de me comparer à Mozart, c’est que j’ai pas envie de mourir à 35 ans mais quand même, savoir qu’on a Coppola derrière soi, ça donne du courage. Si ça se trouve, j’irai à à Cannes, mon film sera projeté dans la même salle que celui de Big Francis et il viendra même me féliciter à la fin de la projo en me rappelant un titre de ses débuts : you’re a big boy, now ! (Note du psychologue scolaire : seuls les deux premières étapes de ce fantasme ont été réalisées, la troisième pas sûr mais la mythomanie fait aussi partie du génie).

J’écris cette lettre dans ma chambre après que ma mère m’ait dit d’y monter, juste après une énième engueulade entre nous. Quand je suis dans ma chambre, ma mère au moins est rassurée. Elle croit que j’écris mon blog comme tous les ânes qui sont dans ma classe. C’est d’un commun ! Moi, mon blog, je le fais sur pellicule. Quand je reste dans ma chambre, j’élabore mon nouveau concept de cinéma : « le film chambre d’ado », le film dont le spectateur est, au début, tout gêné de pousser la porte puis découvre un plaisir pervers à suivre les énièmes turpitudes nombrilistes de l’auteur. Entre deux scènes d’engueulade, je collerai sur l’écran tout ce que j’ai affiché sur le mur de ma chambre : des citations de Cocteau, Rimbaud, Musset, des photos noir et blanc floutées faites au club du lycée (le jeudi entre midi et deux, le meilleur moment de la semaine, le seul truc qui me donne envie de franchir les grilles de cette taule) et puis aussi des jets de peinture sur l’écran à la Jason, euh, Jackson Pollock et puis aussi des confessions filmées face caméra parce que je suis quand même de la génération télé réalité, mais je ferai ça aussi de manière plus raffinée qu’à la télé : en fragmentant les visages ou en les filmant sur des fonds colorés ou des décors kitsch. Ça fera Klimt (le type qui faisait du Wong Kar Wai avec des pinceaux) ! Et puis comme ça, on dira de mon film qu’il sera épidermique : aussi bien parce qu’il provoque les réactions de ce type que parce qu’il cherche à s’approcher au plus près de la matière cutanée.

Et puis, s’il y en a qui se demandent si avec ça, on tient une heure et demie, je leur sors mon concept qui tue : je leur réponds qu’à force, la singularité du film, c’est « l’indécidabilité de son ton ». La multiplication des scènes de conflit déréalise leur intensité (tout cela en devient presque comique) et montre surtout que c’est une autre forme de communication et de tendresse. Bon, je sais bien que Cassavetes va dix fois plus loin que moi à ce petit jeu-là, mais j’ai pas encore pas vécu tout ce qu’il a vécu et j’ai pas bu autant que lui non plus (je sais qu’il n’y a pas de contrôle anti-dopage dans le cinoche mais quand même…) et puis lui, il se fait aussi aider par les super acteurs qu’il a, alors c’est pas du jeu non plus. Moi, je suis à jeun et j’ai tout fait tout seul, alors na ! »

L’avis du psychologue scolaire :

Pour être franc avec toi, Xavier, ton cas m’excitait d’avance, en même temps qu’il m’inquiétait. Bon, disons-le tout de suite, ton film n’a rien d’exceptionnel, mais à ma grande surprise, il est tout à fait regardable, plus que ça même et le simple fait qu’il existe en fait un objet d’intérêt pour nous, glosateurs du cinéma. Comme toi je pense que la meilleure façon d’apprendre le cinéma (pour espérer secrètement en faire un jour), c’est de regarder et de regarder des films, mais si je te disais que j’ai commencé cette pratique l’année de ta naissance, tu vas me traiter d’étudiant attardé et soupçonner chez moi le flagrant délit de jalousie, ce dont tu n’aurais pas tout à fait tort.

Effectivement, si tu avais voulu réaliser un « film chambre d’ado », le contrat est rempli : le film est volontairement étriqué, obsessionnel, fétichisant, à deux doigts de la pose de poète maudit, mais l’air de rien, discrètement gracieux et inspiré dans ses agencements et ses collages.

Reste qu’il évoque le souvenir d’un autre « film chambre d’ado », qui jouait lui aussi sur le trouble de l’intrusion, pensée lui aussi comme une lettre couturée et fragmentée destinée (mais jamais envoyée) à une mère monstre : Tarnation (Jonathan Caouette 2004)



Qui plus est, cet autre « film chambre d’ado » avait une autre qualité qui manque un peu chez toi : le bordel. Face à lui, le spectateur retrouvait le même plaisir que ressent l’ado frondeur quand il est le seul à se retrouver dans une chambre qu’il refuse de remettre au carré, malgré les injonctions parentales. Le film était rempli de courts-circuits (à tous les sens du terme), de grammaires souterraines et secrètes qui faisaient qu’on retrouvait malgré tout le chemin vers des pépites et des émotions enfouies sous un apparent bric-à-brac obscène. Chez toi, Xavier, ces disjonctions, ces chemins de traverse, ça manque encore un peu. Tout est encore un peu net, trop direct, trop désigné.



« Range ta chambre ! ». A toi comme à nous, Xavier, on a dû le dire un nombre incalculable de fois. Mais peut-être Xavier, as-tu, malgré tout ce que tu nous dis, trop obéi à cet ordre parental et trop organisé ton intérieur.
Pour la prochaine fois, n’écoute ni ceux qui t’adorent, ni ceux qui te tombent dessus, ni ceux qui te traitent de génie, ni ceux pour qui tu es la suprême tête à claques et range moins !
Et surtout, Xavier n’oublie pas, si tu as un problème, on peut toujours en parler. Ma porte sera toujours ouverte pour toi et de ce qu’on se dira, rien ne sortira de mon bureau. Après, si tu veux le mettre dans un prochain film, libre à toi…

***

Photos: La chambre de JC (7 ans), en pleine préparation de son premier long-métrage (avec aimable autorisation des parents).

vendredi 17 juillet 2009

Ô mages...

Bon alors, Pina Bausch sur scène, et ses spectacles systématiquement pris d'assaut, je n'aurai jamais vu ça dans ma vie. Bon, alors, en supplément de son oeuvre chorégraphique, il reste ses petites traces cinématographiques (l'ouverture de Parle avec elle et la princesse aveugle d'E la nave va de Fellini). Parmi toutes les images filmées qui ne transmettront sans doute que partiellement l'émotion de la scène, j'ai une tendresse particulière pour ce montage parallèle (et les étonnantes résonances des lieux) entre son propre film (La plainte de l'impératrice 1989, pas vu) et le Théorème (Pasolini 1968) :


Et tant qu'on est dans les hommages hors délai, allons-y franchement et désolé d'avance car après trois semaines de deuil mondialisé, ce blog perd son label "100 % MJ free" et y va de sa petite célébration dérisoire... mais c'est juste parce que c'est seulement hier que m'est revenue en mémoire cette scène d'une grâce inouïe (et c'était juste avant que je lise ça) :



Mister Lonely (Harmony Korine 2007)

... grâce inouïe, disais-je, quand bien même la quasi-totalité du reste du film d'Harmony Korine est à peu près irregardable, sans doute en partie parce que l'auteur pousse à son comble l'identification avec l'enfant "génial mais autiste et qui en souffre tellement". Au moins, durant ce plan d'ouverture aura-t-il réussi à ce que "rien ne pose ni ne pèse"... Son moonwalk à lui, somme toute.

mercredi 15 juillet 2009

Human cartoons

Dans ses Fragments du discours amoureux (1977), Barthes disait que Sade et Tom et Jerry fonctionnaient, en gros de la même manière. Beaucoup de violence, certes, mais une violence qui au fond, était déréalisée par son manque d'impact sur les corps. Justine ou Tom ont beau être découpés en morceaux, ratatinés ou pilonnés, à la séquence ou à la page suivante, leurs corps réapparaissaient dans toute leur intégrité, sans séquelles, "instantanément restaurés pour de nouvelles dépenses", prêts pour un nouveau tour de piste infernal.

Très intéressant, mais si Barthes avait connu ça, l'exacte synthèse entre Sade et le cartoon, que n'aurait-il écrit :


Carlitopolis (Luis Nieto 2005)

Moins immédiatement tordant, mais tout autant dans la torsion de la matière, j'aime beaucoup ces vidéos où l'architecte Bjarke Ingels (BIG Architecture) présente l'un de ses projets (en l'occurrence un vaste ensemble de logements) :


(Bon alors, je ne peux coller sur mon blog que la seconde partie de la vidéo, pour la première, sans doute plus explicite, c'est ).

Vidéos pédago-ludiques que je ne peux que recommander aux profanes de la chose architecturale, car elles me semblent synthétiser, comme rarement, la complexité de la démarche de conception du projet. Celui-ci est condensé en une somme de décisions finalement simples, presque évidentes. Même si l'on peut discuter cette vision de l'architecture comme "sculpture urbaine" malléable à l'infini (dont, ça tombe bien, la figure même du bâtiment reproduit le signe mathématique du "8 allongé"), ce qui peut apparaître arbitraire dans le design du bâtiment (pourquoi tant de torsions ?) paraît presque ramené à du bon sens, modelé sous le signe de l'évidence.

Et puis, mettre en regard ces vidéos, c'est aussi croiser deux figures propres au monde du dessin animé : le savant fou et le démiurge. Et constater qu'il n'y a peut-être pas prouesse plus démiurgique (ou "savant fou-t-esque") que de réussir à faire surgir le cartoon dans la vraie vie.

Zoometrope



Quand le métro devient cubiste ou étienne-jules-mareyiste (station Liège).

mercredi 8 juillet 2009

Tout pigé !

En quatrième de couverture de ses Piges choisies, Luc Moullet donne trois règles pour sa méthode critique.

Dogme 1 : Toujours faire rire le lecteur.

Dogme 2 : Chaque film intéressant engendre une approche critique spécifique au film en question : pas de grille.

Dogme 3 : Toujours partir d’un exemple précis avant de généraliser, et non pas du Général (et encore moins s’y cantonner).

L’Austérité, la Grille et le Général sont les trois cancers de la critique.

Suite à la lecture de l'ouvrage, je propose de rajouter les dogmes suivants (ou sous-dogmes ? ou déclinaisons des dogmes fondateurs ?). Nouveaux commandements de l’apprenti critique ? Fondements d’un « art critique » comme il existe un « art poétique » ?

Dogme 4 : Donner une valeur scientifique à ses éloges et éreintements, en brandissant les comptes d’apothicaire qui font tout de suite sérieux. Ainsi, chronométrer et compter les plans (pour louer la grandeur du Détour – Ulmer 1945 -, "film de 69 minutes et 283 collures") comme bien indiquer le nombre de minutes (voire de secondes) pendant lesquelles on a tenu devant les plus mauvais films d’un festival, San Sebastian en l’occurrence (« la vie est courte et rester plus de dix minutes à un navet, c’est mauvais »). Note pour moi-même : investir dans un "stylo chronomètre qui permet d'écrire dans le noir".

Dogme 5 : Inventer des nouvelles catégories improbables pour raconter sous un nouveau jour l’histoire du cinéma (les réalisateurs classés selon leur signe du zodiaque puisque « l’astrologie détermine le devenir des cinéastes »). Soulagement égoïste : « il est stupéfiant de constater la suprématie des Verseau, tant par la quantité que par la qualité : deux à trois fois plus de grands cinéastes que pour l’un quelconque des autres signes ». Etant moi-même de ce signe, tous les espoirs restent permis.

Dogme 6 : Etre le premier à encenser un cinéaste oublié ou inconnu. Bon, alors, à son tableau de chasse, Moullet se vante d’avoir été le premier à dégainer la glose pour Godard (qui lui présenta son producteur, échange de bons procédés), Fuller, Oshima, Skolimowski, Zurlini ou Guiraudie. Je veux bien croire qu’il ait aussi parlé de Compton ou de Bernard-Deschamps, inconnus à mon bataillon personnel. En revanche, sur Mikhaël Hers, hé, hé, je pense avoir écrit avant lui (même si je ne devais pas être non plus le premier à écrire dessus).

Dogme 7 : Réhabiliter un cinéaste unanimement méprisé par la critique et délaissé par le public (Coline Serreau en l’occurrence). En rajouter dans le blasphème en lui faisant tutoyer une vache sacrée (« A noter l’importance de l’arbre chez Straub et Serreau. L’arbre, c’est ce qui dure plus longtemps que l’homme »). Note pour moi-même : penser à écrire un jour une exégèse des figures de femmes bafouées mais héroïques, ces femmes victimes de la société moderne mais qui refusent tout apitoiement chez Mizoguchi et dans Sin City et Planète terreur de Robert Rodriguez, films honteusement sous-estimés et incompris.

Dogme 8 : Déboulonner les idoles (dans son cas Almodovar, Michael Powell, Antonioni). Ce faisant, toujours « rester fair play » et trouver une exception chez l’un de ces auteurs honnis, ce qui donne encore plus de valeur à cet éloge paradoxal. Très belle critique de Blow up (Michelangelo Antonioni 1967) comme film diamant d’un fantastique solaire et végétatif. Note pour moi-même : vraiment difficile de choisir une tête de turc. J'ai bien Kusturica, mais l'impression qu'il n'est plus si apprécié que ça. S'agirait pas de tirer sur une ambulance, non plus...

Dogme 9 : Théoriser tue ! (« J’ai fait quelques textes théoriques. Pas trop ! C’est dangereux. Metz, Deleuze, Benjamin, Debord se sont suicidés. Peut-être avaient-ils découvert que la théorie ne mène à rien, et le choc a été trop rude. A ce propos, les grands critiques meurent jeunes. Delluc, Canudo, Auriol, Agee, Bazin, Truffaut, Straram, Daney. La vision de trop de films vous bouffe »). Note pour moi-même : faire gaffe…

Dogme 10 : Chasser Moby Dick, c’est-à-dire restituer le film impossible, invisible et qui vous hante. Sans doute l’exercice de restitution des impressions ressenties à la découverte d’un film propre à tout travail critique trouve-t-il avec l’article de Moullet sur La chouette aveugle (Raoul Ruiz 1987) à la fois un point d’aboutissement comme une aporie constitutive. Car toute la démarche d’écriture vise à cerner un « film anguille qui vous glisse entre les yeux. On ne sait pas quoi écrire à son sujet, ni par quel biais le prendre ». De fait, la critique prend un tour résolument ruizien : jeux de miroirs et de reflets basés sur les indices ténus et les souvenirs fuyants du spectateur. Critique impossible qui paraît prolonger la construction même du film en un kaléidoscope mouvant, voire en un château de sable perpétuellement recommencé car édifié trop près du bord des vagues de la mémoire. Dimension fantasmatique et projective renforcée par la quasi-invisibilité de ce film, qui, de fait, prend une existence fantasmée par les écrits autour de lui. Comme si la glose sur le film devenait un prolongement de celui-ci. C’est plus de la critique, là. C’est du Italo Calvino.

dimanche 5 juillet 2009

Enfants de Mao

"Certes, presque tous les professionnels du cinéma savent bien que les devis sont truqués. Une petite cuisine interne qui ne gêne personne... Le problème, c'est que beaucoup ne savent pas à quelle hauteur. Les fonctionnaires du cinéma sont en fait des enfants de Mao, puisque la Chine communiste était réputée pour ses fausses statistiques. La conséquence négative de ce système est que des personnages très officiels, des observateurs et des ouvrages internationaux, des projets quinquennaux allaient gober sans sourciller toutes les élucubrations chiffrées du système et tirer, à partir d'elles, des plans sur la comète. Le paradoxe est que plus les chiffres étaient faux, plus leur divulgation allait s'accroître. Ces chiffres trompeurs, les responsables allaient les fausser un peu plus et les défendre fermement, car la réalité eût jeté le trouble. Contre toute attente, certaines statistiques sont encore plus subjectives que les opinions critiques".

Extrait de l'article de Luc Moullet : "Les maoïstes du Centre du Cinéma" dans l'ouvrage collectif (et pédagogique ?) Le cinéma et l'argent, 1999 (repris dans ses Piges choisies)

Sans doute le meilleur article sur l'approche économique du cinéma qui refuse de prendre pour argent comptant (c'est le cas de le dire, ah, ah, ah) les calibres des films selon leurs budgets annoncés. Savoureux démontage des mécanismes de sur ou sous-facturation, de ce qui se voit sur l'écran et de ce qui ne s'y voit pas, des films où "on a pour son argent" et d'autres où "on se demande où il est passé". Entre autres paramètres inattendus, le théorème selon lequel le rendement d'un Rohmer en salle est 18 (!) fois supérieur à celui du Jeanne d'Arc de Besson. Il est clair que la démonstration assez poussée et maniaque prend aussi une saveur particulière, quand on connaît la situation de Moullet comme le cinéaste le plus low cost du cinéma français. Pour autant, lui-même confesse, à son échelle, des grands écarts et des dépenses fictives car, voyons, impossible d'annoncer le prix d'un long-métrage tourné sur trois continents - Genèse d'un repas en 1978 - à 300 000 francs, son vrai coût, donc allons, mettons au moins 1 million. A l'heure où tout le cinéma français ne jure que par les films du milieu, Moullet montre aussi que les budgets faméliques exerçant la même fascination sur le spectateur que les devis pantagruéliques, les films du haut et ceux du bas partagent le même sens du bricolage.
Le plus étonnant est aussi le ton plutôt amusé de Moullet (article sur le mode de la fable et pas du tout sur le mode de la dénonciation) qui au final, dessine, l'aventure de la production comme une suite de petits arrangements où la partie de poker (plus ou moins menteur) entre acteurs de la chaîne du cinéma aboutit paradoxalement à la construction d'un sentiment de confiance entre professionnels (sur le mode, annoncer un chiffre, c'est aussi annoncer une ambition).

Sans doute faut-il une sacrée confiance dans son cinéma (et un brin d'orgueil, voire de puritanisme vis-à-vis de l'argent) pour comme Moullet, Rohmer ou les Straub (à ma connaissance, des cinéastes qui n'ont pas singulièrement connu d'inflation de leurs devis au cours de leur carrière ou en tous cas, n'ont jamais annoncé "passer à un plus gros budget") pour se permettre ainsi de snober la composante économique de leurs projets.

Tout cela me fait penser à un savoureux "coup" d'autres "enfants de Mao" : l'introduction filmée de Tout va bien (Jean-Pierre Gorin et Jean-Luc Godard 1972) où littérallement l'argent était sur l'écran :


... sans que là encore, rien ne nous dise si les chiffres (total : près de 2 millions de francs, valeur 1972, soit un bon film du milieu ?) sont des prévisions ou des constats. Et sur ces images plane sciemment une incertitude : documentaire ou fiction ?

samedi 4 juillet 2009

Hypertension

Un an que j'ai déménagé et je connais vraiment encore mal mon nouveau quartier. Ainsi, je n'avais même pas remarqué qu'au coin de ma rue...
... menaçait le dicton qui tue !

Bon, ça ne vaut pas cette plaque, trouvée sur facebook :
Hommage involontaire à ce terrible poème de Paul Eluard ou à cette assertion plus que définitive : "la poésie tue les cons" (Louis Calaferte) ?

mercredi 1 juillet 2009

L'urbanité des sigles


La dernière image de Deux ou trois choses que je sais d'elle (Jean-Luc Godard, 1966)

La première de Logorama (court-métrage de H5, 2009)

Involontaire effet marabout bout de ficelle entre deux films ? Toujours est-il qu'à près de 45 ans d'écart, le second film paraît commencer là où le premier s'achevait.

En 1966, suite à la lecture d'un dossier sur la vie dans les grands ensembles dans le Nouvel Obs, Godard portraitise cette "elle" fragmentaire et polysémique (Marina Vlady, sa muse d'alors ? La banlieue parisienne ? La femme moderne des années 60 ? Et d’autres sans doute ?) qui évolue dans les environnements flambants neufs et glaçants de la barre Debussy de La Courneuve. Le cadre de cet urbanisme formaté et aliénant contraignant de façon plus ou moins littérale ses usagers à la prostitution (réelle ou métaphorique) trouve un singulier et prophétique dépassement dans l’ultime plan du film : une maquette du grand ensemble réalisé avec des paquets de lessive et des boîtes de dentifrice. Tant qu’à rester dans la vulgarité et la soumission économique, choisissons-en au moins la version pop et troquons la grisaille du béton contre le clinquant publicitaire. Chez Godard, les slogans squattaient déjà les conventions de la conversation (la réception dans Pierrot le fou), voilà que les logos en viennent désormais à générer un nouveau cadre de vie. Etonnante prophétie : celle de l’avènement à venir d’une ville franchisée, aujourd’hui manifeste sous nos yeux (il n’y a qu’à voir toutes ces architectures-logos réduites à de simples stimuli publicitaires, toutes entassées entre deux ronds-points à la périphérie des villes) mais qui, à l’époque, devait l’être bien moins (pour preuve, le manifeste sémiologique de cette ville pop-commerciale Learning from Las Vegas de Robert Venturi, Denise Scott-Brown et Steven Izenour ne date que de 1972).

Et Godard lui-même de conclure en voix-off par cette étonnante suspension finale : « C'est de là qu’il faudra repartir… ».

Et si ce nouveau départ, cette prise de relais, se trouvait dans la dernière production du collectif H5 Logorama ? Court-métrage d’animation d’une quinzaine de minutes, pur fétiche manga-pop, Logorama recycle les archétypes du cinoche du samedi soir (course-poursuite, prise d’otages, film catastrophe), pas tant sur le mode de la relecture du genre que de la simple logique iconique des logos poussée à son comble. Présentons les choses plus simplement. Que raconte le film ?

Nous sommes en Californie, pas loin des collines d’Hollywood (chewing-gum) où paissent les lapins (de Playboy) et à l’horizon desquelles on aperçoit les montagnes (d’Evian). Ronald (Mc Donald), le braqueur fou, prend en otage un petit garçon (Haribo). Les flics bibendums (Michelin) lancés à leur poursuite parviendront-ils à sauver le bambin, alors que survient le big one, le tremblement de terre que craint toute la Californie. La terre s’ouvre alors sous la forme d’une faille en forme de X(-box), ce qui crée un affolement au zoo gardé par le géant (vert) et d’où s’échappe une arché de Noé au sein de laquelle on remarque que le panda (WWF) bat à la course aussi bien l’âne (démocrate) que l’éléphant (républicain)….

Résumé foutraque qui ne donne qu’une idée ô combien partielle du foisonnement aussi bien iconographe qu’iconoclaste qu’il abrite. On reconnaît dans cette logique délirante, la poursuite de la démarche d’H5 qui parvient à faire naître tout un environnement urbain à partir de simples signes graphiques.

Il y a dix ans (déjà !), c’était cette pochette pour Demon et surtout, surtout le clip The child (Alex Gopher) où littéralement, le mot était la chose.


Aujourd’hui (sans doute aidés par la phénoménale progression des techniques de modélisation et d’animation), les sigles et les logos deviennent tellement nombreux (et tellement structurants) que leur simple agencement parvient à recréer non seulement toute une ville, la diversité de ses usages et de ses habitants, mais aussi des vrais personnages.

Au-delà du film lui-même, il n’est rien de dire que ce sont le panache et l’aboutissement du geste qui impressionnent. J’y vois d’ailleurs une sorte de négatif de la scène de They live – Invasion Los Angeles (John Carpenter 1988) où le héros John Nada décrypte les subliminaux appels au conformisme nichés dans les affiches. Mais s’il y a négatif de cette démarche, n’est-il pas uniquement en apparence ? Car, au final, nous ne sommes pas si éloignés de la vigilance carpenterienne, la profusion rejoignant le dénuement.

Même s’il s’agit, a priori chez H5 de tout le contraire d’une démarche de décryptage (plutôt la compulsion fétichiste du collectionneur publiphile), ce foisonnement de signes, cette surabondance de logos ne disent au fond que malgré leur indéniable force iconique, qu’en dépit de leur présence quasi permanente dans le champ visuel de nos vies, ils demeurent profondément malléables, si facilement détournables et que dénués de leurs signifié marchand, ils ne sont rien d’autre que de frêles joujoux visuels.

En ce sens, le film n’opère-t-il pas là la plus cinglante des remises à plat des codes publicitaires ? Une sorte de démonstration par l’absurde qui ne vise pas tant à démonter un système qu’à proposer une manière discordante d’entrer dans sa logique. En ce sens, le film pointe le doigt sur un suprême paradoxe contemporain : l’impossibilité de reproduire le réel des sigles parasiteurs qui pourtant s’imposent à notre vue, (quasiment) où que nous nous trouvions dans l’espace urbain. Filmer un travelling dans une rue où l’on distingue nettement les logos des boutiques doit nécessiter, pour le moins, une quinzaine d’avocats alors qu’il s’agit juste de capter un moment prosaïque de notre monde. Ainsi, nous vivons dans la pub et nous n’aurions même pas le droit de le mettre en évidence ?

Manifeste du piratage graphique, Logorama dépasse donc largement son apparente dimension de court-métrage ludique et potache. Certes, leurs auteurs ne brandissent pas, tel Godard, le paravent du discours sociopolitique, mais leur geste même (voire l’inconscience même de ce geste) est éminemment politique, en ce sens qu’il affirme un point de vue fort et cinglant sur la vie contemporaine dans la cité.

***

Pour ceux que ça intéresse, une interview promo permettant de voir quelques images supplémentaires du film.